Vivre la pulsion, au delà du fantasme

Le 24 juin 1964, au terme de six mois d’enseignement sur « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Lacan, s’adressant « à celui qui a passé par l’expérience de ce rapport opaque à l’origine [1], à la pulsion » s’étonne : « comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion ? Cela est l’au-delà de l’analyse, et n’a jamais été abordé » [2] Qu’est-ce que transmet Lacan, passeur de Freud passant la psychanalyse ? Qu’il y aurait une fin d’analyse, avec lui, inédite jusque là ? Que son enseignement viserait ce pas encore là ? Laissons-nous travailler par cette invocation…

Le fantasme inconscient et la découverte de la psychanalyse
La naissance de la psychanalyse est située habituellement au moment où Freud peut recevoir l’inattendu d’un rêve [3].

De mai à septembre 1897(lettre 64 à 69 à Fliess), cette mise à découverte surprenante l’entraîne dans le doute et l’angoisse jusqu’à ce qu’il consente à ce qui se donne à lui, une révolution : ce n’est plus un noyau pathogène constitué par des souvenirs traumatiques réels (en général séduction par le père) qui est responsable de la névrose et de ses symptômes mais un noyau reconnu comme siège d’un fantasme inconscient dont l’approche se signale par une résistance croissante.

[1] Il s’agit du fantasme fondamental qui ne se réduit pas aux fantasmes conscients, préconscients et inconscients au sens de voeux inconscients signifiés dans les formations de l’inconscient.
[2] J. Lacan, Séminaire XI, Paris, Seuil, 1973, pp.245-246.

[3] Lettre 64 où il se découvre que sa théorie est son fantasme à travers les sentiments hypertendres pour sa fille Mathilde prénommée « Hella »

Dès lors, la technique se détourne des associations dirigées à partir du symptôme pour se tourner vers ce qui peut faire entendre, dans le transfert, les signifiants du fantasme inconscient. Mais qu’est-ce que fonde cette nouvelle donne du fantasme inconscient dans le transfert à partir du tournant de l »Au-delà du principe de plaisir » ?

Le fantasme fondamental
Lacan répond, c’est notre hypothèse, par ce qu’il nomme « fantasme fondamental » :

– Dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » de 1958 où  » le fantasme

dans son usage fondamental, est ce par quoi le sujet se soutient au niveau de son désir évanouissant, évanouissant pour autant que la satisfaction même de la demande lui dérobe son objet « [1].

Le fantasme inconscient découvert par Freud a un « usage fondamental », celui de délimiter le champ transférentiel où les demandes n’ont pas à être satisfaites puisqu’elles ne sont que transferts destinés à maintenir en place un désir qualifié d’impossible chez l’obsessionnel, d’insatisfait chez l’hystérique et de prévenu chez le phobique. Mais « son [2] usage fondamental »se réduit-il à cette évidence de soutien du désir instable et problématique ? Qu’est-ce qui déclenchera le mouvement qu’est la prise du désir ?

– Dans la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole », où il fait apparaître l’envers du décor :  » dans ce virage où le sujet voit chavirer l’assurance qu’il prenait de son fantasme où se constitue pour chacun sa fenêtre sur le réel, ce qui s’aperçoit, c’est que la prise du désir n’est rien d’autre que celle d’un désêtre »[3]

Ce qui s’aperçoit, dans ce virage, déployons le à l’instar du mot d’esprit comme expérience de discours. Tant que le fantasme joue son rôle de garantir du danger du manque dans l’Autre, le sujet est plongé dans un état de stupeur sidérante, jouissance persistante et totale de l’Autre[4] qui

[1]J. Lacan. Ecrits p.637
[2]c’est nous qui soulignons
[3]Scilicet 1, Seuil, 1968 p.25.

[4]réserve de jouissance inconsciente à l’origine de l’automatisme de répétition qui prive de l’instant de l’appel de l’invocation sidérante.

l’immobilise. Qu’est-ce qui déclenchera le mouvement qu’est la prise du désir ?

Un temps intermédiaire, temps de désêtre où un nouveau transfert sur le temps apparaît, la fait virer à la « jouïe-sens », elle, transitoire, de la « dritte Person »[1], . Mais qu’est-ce qui l’a déclenché ?

Pour avancer, ouvrons ces données de 1967 sur l’au-delà du fantasme et la prise du désir, au dialogue entre l’Autre et le pré-sujet en suivant l’intuition d’Alain Didier-Weill pour qui l’au-delà du fantasme est le moment où une invocation sidérante peut faire pulser à nouveau l’humain du fait qu’une invocation primordiale à advenir comme humain lui a été transmise par lalangue[2] lorsqu’il ne parlait pas encore, in-fans, à l’orée de la vie.

L’invocation de l’Autre
Alors que dans mon rapport à l’Autre médiatisé par le fantasme, je passe mon temps, comme moi, à marquer des limites pour l’empêcher de violer mon intime, « voici que maintenant un Autre s’adresse à moi, sollicitant un auditeur inouï à qui il fait entendre cette nouvelle sidérante « En toi je suis chez moi. » … (et quelle n’est pas ma surprise puisque) j’entends aussi, en moi, une voix inouïe qui lui répond : « Oui, c’est vrai, tu es chez toi ». Qui dit ce « Oui » ? …le sujet de l’inconscient. A qui dit-elle « Oui » ? A cette étrangère absolue qu’est la musique ( dont la signifiance peut transmettre l’invocation sidérante de l’Autre ) à laquelle elle répond « Oui tu n’es pas étrangère à cet étranger que je suis » « [3].

Cette nouvelle, sidérante pour le savoir déjà constitué, nous ramène à la case départ.

[1]Opérateur au lieu de l’Autre à rapprocher de ce que Lacan nomme Signifiant du Nom-du-Père.
[2]Lacan nomme, par ce néologisme, l’énigme de ce qui est transmis par la langue maternelle.

[3]A. Didier-Weill, Invocations. Dionysos, Moïse, saint Paul et Freud. Calmann-Lévy, p. 14. Remarquons, dans l’échange entre l’Autre et le pré-sujet, la structure du message inversé à l’origine de l’acte de parole : « l’emetteur reçoit du récepteur son propre message sous forme inversée » (Lacan).

Réel, Symbolique et Imaginaire
Qu’est-ce qui se signifie dans l’aveu douloureux de cet homme qui ne peut plus contrôler le temps et l’espace pour déposer, comme avant, sa « mallette privée » quand il arrive à son travail et la reprendre ensuite pour rentrer chez lui ? Si sa pensée ne peut plus être « casée », c’est parce que la continuité des frontières qui préservait auparavant « son » privé a disparu devant l’envahissement du « savoir dans le réel » dont la spécificité est d’être un réel « qui dit la vérité » et surtout « qui dit sans parler »[1].

Que rencontre cette analysante en découvrant que son analyste porte des lunettes, pour se découvrir angoissée et bouche bée, sans même pouvoir penser ? Que ce n’est plus elle qui voit puisqu’ elle est regardée. Que s’est-il passé ? Avec les nominations de Lacan, nous pouvons avancer que le « pas clair » qu’elle trouve comme défaut dans le visible de son analyste l’a aussitôt mise en face de la défaillance dans la consistance de l’imaginaire spéculaire où le transfert se déployait.

Jusque là, elle savait que son analyste savait et qu’elle découvrirait ce savoir. Au besoin, il le lui livrerait au bon moment puisqu’elle savait qu’il savait. Seulement, dans le monde narcissique construit à l’image son corps, il suffit d’un détail, « une mouche qui vole… ou n’importe quoi qui fait du bruit, qui nous surprend …pour entraîner hors du champ de visibilité de i(a)[2]. Prenons la mesure de cet instant où le réel de l’objet est apparu comme regard inoubliable dans la faille du visible de i(a).

C’est la disparition du nouage écrit par Lacan, i(a), qui a dévoilé cette apparition. Jusqu’à cet instant, les trois éléments que sont l’imaginaire spéculaire qui donne forme à l’image, i, et le son du symbolique écrit par la parenthèse qui met entre parenthèse le réel du corps, a, pouvaient tenir ensemble .

La présence de son analyste, en faisant apparaître le réel de l’objet dans le transfert, fait

[1]J. Lacan « Les non dupes-errent », Séminaire du 23 avril 1974 et « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre »séminaire du 15 février 1977.

[2]J. Lacan « Le transfert » , Seuil, p.437.

disparaître le nouage. Un renouage a lieu entre les séances, mettant à l’épreuve le cadre : elle téléphone dès qu’elle est rentrée chez elle, la recomposition de son image spéculaire le permettant.

Pulsion invocante et signifiance
Après quelques séances où le transfert a démontré le poids du réel, elle a entendu quelque chose qui est entré chez elle sans frapper : elle ne sait pas quoi. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle a accueilli cette fugitive qui habitait la voix de son analyste. A son étonnement et à celui de son analyste, c’est alors qu’elle a été oubliée[1] par le « regard aveugle ». Elle ne saurait dire ce qu’elle a entendu et pourtant elle a bien entendu quelque chose. Quoi ? Sans aucun doute, du « jamais entendu », quelque chose qui vient d’Ailleurs.

Ce moment imprévu, nous pouvons le mettre en rapport avec l’ouverture en éclipse de l’inconscient. Le « jamais entendu », l’ Ailleurs, impossible à saisir et à mémoriser, évoque, quant à lui, le manque de consistance de l’objet voix comme objet a inventé par Lacan. A cet instant, nous pouvons supposer qu’est livré, dans le transfert, le plus radical du transfert, un secret jusque là mis au secret : il n’était pas su qu’il y avait une pulsion, la quatrième, identifiée par Lacan comme « l’expérience la plus proche de l’expérience de l’inconscient »[2] dont l’invocation peut nouer autrement et Ailleurs, le réel, l’imaginaire et le symbolique.

Résonnant, l’Ailleurs du « jamais entendu » de la musique de la voix de son analyste, a donné sa chance à l’énigme, le sens de la signification étant transcendé par le non-sens de la signifiance. Alors, celle-ci a fait virer le poids du réel du corps en légèreté, tandis qu’un imaginaire échappant au pouvoir du visible[3] a accepté de donner forme à cette nouveauté. Un nouage la tient sans qu’elle le sache. Elle se met à parler à nouveau durant les séances, le réel de la présence du « regard » étant oublié. Son rapport à l’espace et au temps n’est plus le même. Que peut en dire son analyste ?

[1]à rapprocher de la constitution de l’objet comme perdu
[2]J. Lacan, Séminaire XI,Paris, Seuil, 1973, p.96.

[3]imaginaire non spéculaire qui s’origine du langage. A distinguer de l’imaginaire spéculaire relevant du visible.

La sidération toujours nouvelle de la pulsion invocante a donné sa chance à l’insaisissable Altérité qui se transmet secrètement. Quel secret recèle-t-elle ? Celui d’apparaître en pleine lumière pour le bon entendeur, celui qui n’est pas déjà là. « Vivre la pulsion » pourrait correspondre à l’instant où le bon entendeur à venir advient de ce nouage secret du réel, du symbolique et de l’imaginaire non spéculaire…

Pour solliciter
Si le fait d’entendre sans qu’elle sache ce qu’elle a entendu est opérant, c’est parce qu’un nouveau transfert sur le temps est apparu. Jusque là, elle ne connaissait que le transfert sur le supposé savoir, sujet ou Autre. En un éclair, s’est donné à elle, dans l’inattendu, ce qui pulse[1]. Alors le mouvement se redéclenche, le réel du corps retrouve sa légèreté et l’espace s’ouvre puisque l’objet du fantasme qui le cadrait est advenu comme perdu.

N’est-ce pas ce nouveau monde que Lacan suppose à l’horizon de l’interprétation par l’apparition des « signifiants irréductibles faits de non-sens »[2], transmis par l’analyste à l’analysant ?

[1] qui n’entre pas dans le champ de la demande et de ce qui la délimite, le fantasme.

[2] J. Lacan, Livre XI, Seuil, 1973, p.226.

*Remarque du 5/09/01.Ce texte a été écrit le 26 juin 2001 pour le Lacanoaméricain. Il y manque l’après-coup à l’exposé du 30/08/01 à Récife (Brésil) qui en fait actuellement partie et que je peux énoncer à présent : si la disparition de l’image spéculaire i(a) fait apparaître du « savoir dans le réel » qui immobilise immédiatement le mouvement pulsionnel de la pulsion scopique (p. 4), l’altérité de la pulsion invocante (p.5), du fait qu’elle a pu être reçue par l’analysante à partir du transmetteur qu’ a été soudainement le son de la voix de l’analyste, a déclenché à nouveau le mouvement pulsionnel de la pulsion scopique. Alors, a été crée un temps nouveau dans le transfert, celui de l’intrication de la pulsion invocante et de la pulsion scopique. Cette création va dans le prolongement de l’affirmation de Freud selon laquelle l’inconscient ne connaît pas le temps au sens chronologique puisqu’il n’est qu’ « ouverture », éclipse, insaisissable pour l’imaginaire spéculaire du maître à penser qu’est le moi.