Heimlich unheimlich

Nous devons à Freud, à Lacan de nous avoir transmis le réel de l’expérience. L’important est, en outre, de prendre la mesure de la façon dont il est transmis puisque l’expérience du transfert s’appuie, pour nous, sur les effets de sa rencontre.

Pour ma part, je dois à Alain Didier-Weill de m’avoir permis, à partir de son travail, une certaine approche de la façon dont le réel intervient la clinique du transfert. Dans ce que je vais essayer de vous proposer, vous pourrez reconnaitre l’appui que je prends sur la façon dont il problématise les données freudiennes et lacaniennes sans oublier la présence du réel. … Lorsque Freud aborde, en 1919, l’apparition de l’angoisse dans son article intitulé « das Unheimliche« , il nous transmet, en fait, le ressort du réel en regard de ce que nous avons de plus intime, « heimlich« . Son dire va au de-là d’une simple opposition « heimlich »- « unheimliche » pour qu’advienne un secret, « heimlich« , création puisqu’ il ne dépend pas de ce qui est « unheimlich« . C’est l’horizon de ce travail.

Freud et la dialectique binaire : heimlich – unheimlich

De cet article, très riche, je ne retiens que ce qui est important pour cette perspective. Il y a lieu, en effet, de remarquer que Freud, comme il en a l’habitude, raisonne à partir d’un mode de pensée auquel il tient puisque c’est à partir de lui qu’il a élaboré la notion de défense à l’origine de son cheminement vers la découverte de l’inconscient. Comme en 1892, avec Lucy R, et plus tard, en 1894 ,dans son article intitulé « Les psychonévroses de défense », il prend appui sur un espace binaire de développement de la pensée articulé par une frontière qui délimite un bon dedans où est conservé ce qui est acceptable et un mauvais dehors où est rejeté, refoulé, ce qui ne l’est pas.

Dans cette perspective, Freud propose le préfixe un du terme allemand « un-heimlich » comme la marque du refoulement. Dans cette perspective, il y aurait eu du familier, façon de traduire heimlich, qui aurait été refoulé et qui, ainsi, resterait caché. Il y aurait un secret lié au refoulement lui-même. L’ « Unheimlich » correspond à ce qui a été refoulé et peut rester au secret. Le problème, c’est qu’une excitation externe peut réanimer ce caché que constitue « les complexes
infantiles refoulés » : l’apparition au grand jour de « l’un-heimlich », jusque-là secret, met l’être parlant, soudainement, dans la situation d’ être mis à découvert du fait que ce qui lui permettait jusque-là aussi bien de cacher que d’être caché lui a été, en quelque sorte, arraché. Dans quelle mesure ce rapt de « l’ heimlich » qui apparaît à partir de cette pensée binaire peut-il conduire à une autre articulation à partir de ce que transmet Lacan dans sa lecture du texte freudien ?

Nous pouvons trouver, sous la plume de Freud, des éléments qui permettent d’aller dans cette direction lorsqu’il interroge le retour de l’homme au sable, figure maléfique du père et lorsqu’il se demande quelle est l’origine de l’unheimlich.

Freud, en effet, ne manque pas remarquer que l’homme au sable revient comme « troublefête de l’amour » : ce que nous pouvons recevoir comme une mise en cause du narcissisme c’est-à dire, avec Lacan, de l’image spéculaire qui résulte du nouage du réel du Symbolique et de l’Imaginaire. Il serait donc possible d’avancer, en prolongeant Freud, que le retour de l’homme au sable a pour effet de fragiliser et même de faire voler en éclats ce nouage du fait de l’apparition de quelque chose qui remet en cause ce qui avait été noué entre l’Imaginaire qui apporte la forme, le réel qui donne le corps pour autant qu’il est mis entre parenthèses par le son du Symbolique. Il y a, à chaque retour de l’homme au sable, apparition renouvelée d’un réel – plus fort que le symbolique – qui fait voler la mise entre parenthèse symbolique qui faisait oublier le poids du réel du corps : le nouage spéculaire se dénoue et l’angoisse surgit de la mise sur la scêne de l' »unheimlich ».

La seconde sollicitation nous vient de son interrogation sur ce qui est à l’origine de l' »unheimlich ». En effet, à côté des « complexes infantiles refoulés », il découvre que des primitives convictions impressions dépassées à nouveau apparaissent pour qu’un accusé de réception leur soit donné. Qu’ est-ce qui se dit là puisqu’ il n’est plus question, comme il le remarque, de rester dans les limites légitimes du refoulement (secondaire) qui marque les complexes infantiles?

Le fait qu’il y a originairement rencontre du réel et du symbolique, que ce savoir est insaisissable pour le refoiulement secondaire. Freud l’ écrit l’ année suivante pour expliquer la contrainte de répétition dans le chapitre V de « l’Au-delà du principe de plaisir » : « les traces mnésiques refoulées de ses expériences vécues originaires ne sont pas présentes en lui ( le patient sous la contrainte de la répétition) à l’état lié et sont en fait, dans une certaine mesure, inaccessibles au processus secondaire ». Avec l’enseignement de Lacan lecteur de Freud, nous pouvons rapprocher la présence du réel affectant le symbolique de certains signifiants propres à chacun. Lorsqu’ ils apparaissent, ce qui s’enchainait métonymiquement ne tient plus : un savoir inédit est au premier plan, « unheimlich« pour Freud, « savoir inconscient » pour Lacan, le 15/02/77, « le seul qui peut conduire au changement ». Il y a bien une mise secrète, articulée au surgissement de l’angoisse, l’inconscient freudien, que Lacan a largement contribué à déployer comme au delà du refoulement secondaire.

Pour avancer, developpons le champ du rêve puisque nous pouvons y rencontrer aussi bien la représentation comme mémoire soumise au refoulement secondaire que son au delà, envers d’où soudainement apparait qu’il y a à venir.

Freud rapporte un rève qui lui a été rapporté. Il s’agit du rève fait par un père dont l’enfant vient de mourir et qui, fatigué par les soins qu’il a prodigués à ce fils avant qu’il ne meure, est allé se reposer dans la chambre voisine, laissant la porte entrouverte comme pour ne pas être trop éloigné.

Après quelques heures de sommeil, écrit Freud, ce père fait le rêve suivant :  » l’enfant est près de son lit, lui prend le bras, et murmure d’un ton plein de reproche : « Ne vois-tu donc pas que je brûle ? ». Le père s’éveille et, apercevant une vive lumière provenant de la chambre mortuaire où se trouve la dépouille de son fils, il s’y précipite : le vieillard s’ est assoupi tandis que le linceul et un bras du petit cadavre ont été brûlés par un cierge qui est tombé dessus. Qu’est ce qui réveille? Qu’est-ce, ce réveil ?

Partons, en effet, de cette question, dans la mesure où elle permet de nouer la vision terrible développée par la représentation et la nouveauté que constitue l’apparition d’une voix qui fait entendre et résonner l’au-delà.

Leur rêve comporte en effet ces deux éléments : la représentation comme texte offert par les images du rêve mais aussi son envers puisque le texte du rêve est troué par l’apparition d’un ombilic, point où s’arrêtent les associations, « unerkannt » que Lacan rapproche de l’ « urverdrängt », le refoulé originaire.

Ce qui réveille peut, bien sûr, être le bruit du feu qui s’est développée sur le lit mortuaire, la vision horrible de la représentation, cause de déplaisir étant suffisante. Mais, pourquoi cette voix ?

Freud propose que le rêve est une façon pour ce père de prolonger la vie de l’enfant. Ainsi, le rêve serait le gardien du sommeil en regard de l’économie du principe de plaisir jusqu’à ce qu’un certain taux de déplaisir mette fin au sommeil. Mais cette hypothèse ne tient plus en regard de cet autre guide qu’est l’Au-delà du principe de plaisir dont la survenue est de réveiller par la rencontre du réel qui marque le savoir symbolique pour en faire le savoir inconscient. Quel secret est ainsi à découvert et ne peut être que tel puisqu’il se révêle d’autant plus que c’est de la lumière qu’il advient?

Cette voix qui vient « d’on ne z’où » diffuse et résonne pour celui qui sait l’entendre. Elle se différencie de la voix surmoïque qui montre du doigt. Elle est le témoignage qu’il y a du visible qui s’entend, qu’il y a du réel en souffrance qui brûle du fait qu’il est déjà noué au symbolique : tel est le savoir inconscient. Mais si elle ne cesse de résonner c’est parce qu’elle commémore le moment où le réel a pâtit du Signifiant, moment où la signifiance de la flamme a arraché pour toujours l’infans à la naturalité.

Ce que ce rêve ne cesse de faire entendre, c’est qu’il y a un au delà de la représentation et de sa vision terrible de l’ « unheimlich » pour autant que du trou de cette vision peut soudainement surgir le son originaire oublié, signifiance originelle pour tout humain qui ne peut se voir puisqu’il est recouvert par le visible spéculaire.

A cet invisible qui est visible pour un regard qui entend, le bon entendeur peut se fier…

Montbeliard le 11/11/01                     Jean CHARMOILLE