L’inconscient pas sans la modernité[1]

Jean Charmoille (Insistance)

Qu’est-ce qui serait dommageable dans notre modernité?  Le pouvoir des images. Nous serions victimes de leur omniprésence.

Trop, c’est trop. Devant l’évidence de la pensée du manche, Jean-Luc Godard sort de sa coulisse et monte sur la scène du monde pour clamer ce que le bavardage ordinaire ne peut pas dire :

« l’image n’existe quasiment pas aujourd’hui. Par contre existent beaucoup les mots sur une image (…) aujourd’hui, ce ne sont pas du tout les images qui font la loi, vous pouvez leur mettre n’importe quoi comme commentaire : elles sont bon enfant, elles sont gentilles, le cinéma n’est pas méchant en lui-même(…) on dit qu’on voit que des images partout,  mais on ne voit pas une image qui vous parle. »[2]

Qu’est-ce qu’une image qui (nous) parle?

A cette question stupéfiante, Julien, un garçon de 5 ans, a répondu un jour sans le savoir.

Dans l’après-coup, il se surprend à raconter :

« Les progrès de la médecine et de la chirurgie ont permis de traiter les graves malformations avec lesquelles je suis né mais, curieusement, ils n’ont pu me permettrent d’acquérir la propriété de mes sphincters. C’est pour cette raison que ma mère m’a conduit chez un psychanalyste.

En parlant avec lui durant un an, je suis arrivé à penser que je ne me fiais pas à ce que les docteurs me disaient. Ils n’étaient intéressés que par l’évaluation de ce que je représentais pour eux, par les progrès qu’ils mesuraient. Ils regardaient des drôles d’images en les commentant avec des mots savants.

Ils pensaient que je ne comprenais rien.

C’est vrai que je ne pouvais pas les suivre. Mais les fausses notes que j’entendais dans leur voix me faisaient peur. Alors je me suis caché dans une insensibilité à tout ce qui venait dans ma direction et je suis resté avec le corps qui ne m’appartenait pas, le leur.

Mon destin a changé tout à coup. Je ne l’oublierai jamais.

Ma mère, comme toujours, rendait hommage au savoir de la science qui m’avait guéri et moi qui cherchais ma place, je ne tenais pas en place.  Je le connaissais par coeur le refrain du progrès scientifique.

Soudainement, j’ai entendu, dans la voix de celui qui devenait immédiatement mon psychanalyste, quelque chose qui m’a arrêté. J’étais sonné, sans voix.

Alors qu’il  disait à ma mère que je n’avais pas de secret et qu’elle ne comprenait pas, comme toujours, j’ai immédiatement entendu, avant de penser, dans sa voix, une présence qui supposait l’existence d’un Autre monde.

Je l’ai regardé, il m’a regardé, je lui ai souri, il m’a souri.

Je n’oublierai jamais cette image qui parle silencieusement. »

Julien se retire. Il vient de comprendre qu’il s’était réfugié dans une cachette pour se protéger du regard démesuré de la science porté sur lui. Il ne savait pas encore qu’ il attendait l’apparition du temps où une juste inflexion dans la voix de l’Autre ferait résonner, au coeur des mots qui commentent les images, le réel du silence des » mots qui ne sont pas de ce monde »[3].

Le psychanalyste sourit à ce mode, modo, que la langue latine  transmet comme le temps où la présence et l’absence s’accorde au sens quasiment musical du terme.

La modernité (modernus[4]) s’origine là, la langue le dit, elle n’est pas un temps historique; elle est le nom de ce moment an-historique où le frisson du nouveau se noue  à l’éternel.

« La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » proteste Baudelaire en 1863[5].

Le psychanalyste la suppose comme le temps où il  susurre au sujet sous la forme du signifiant quelque chose qui fasse tenir ensemble (sinthome) ce qui ne pouvait que choir ensemble (sym-ptôme).

Insaisissable[6] est  le silence qui revient dans la langue où, dans la nuit qui tombe sur les décors de la scène du monde, des être immatériels en souffrance de ne pas être reconnus comme signifiants, se rejoignent pour jouer une pièce inouïe et invisible :

« Fiat lux ».

Rome le 28 mai 2006


[1] Communication à Rome le 27 mai 2007 dans le cadre du colloque de Convergencia « L’inconscient et la modernité » où participaient les associations suivantes : Après-Coup, Nodi freudiani (organisateur), Insistance, Dimension de la psychanalyse, Corpo Freudiano, Ecole de Psychanalyse Sigmund Freud.

[2] Jean-Luc Godard, René Vautier : « Au nom des larmes dans le noir ». Echange sur l’histoire, l’engagement, la censure. Jean-Luc Godard Documents. Centre Pompidou. Mai 2006 p.401

[3] Hugo von Hofmannstahl. Les mots ne sont pas de ce monde .Lettres à un officier de marine. Rivages poche. Petite bibliothèque. Payot.p.126

[4] le terme de modernus apparaît au VI siècle, chez Cassiodore.

[5] Le peintre de la vie moderne. Baudelaire Critique d’art. folio Essais. 2005 p. 355

[6] Jean Charmoille.  Ariabellissima. Dialogue entre l’artiste et le psychanalyste( suite). Insistance 2 ( à paraître)