Le psychanalyste et la modernité*

L’art de répondre à la forclusion du réel sexuel

De plus en plus, notre modernité propose des vitrines médiatiques, des plateaux télévisés. Le penseur que nous sommes estime qu’il peut toujours contrôler l’effet de ce savoir sur lui, son jugement  lui permettant d’accepter ce qui est bon et de rejeter ce qui est mauvais.

Ce n’est pas si simple dès que nous prenons en compte la valeur du symptôme.

Alors que nous regardons, que nous écoutons ce qui vient vers nous, il peut arriver que soudainement un symptôme prenne possession de notre être. Qu’est-ce qui a été rencontré, pour autant que le symptôme est une réponse?

L’objet du fantasme comme bouche-trou

Ce que l’expérience du transfert peut livrer, c’est qu’alors que nous pensions consciemment regarder, entendre, comprendre, soudainement nous avons été plongés dans un autre monde où nous sommes radicalement et inconsciemment[1] regardés, entendus.

Elle nous rappelle ce que nous avions oublié : nous sommes depuis toujours, déjà regardés et déjà entendus dans le spectacle du monde. C’est ainsi que l’objet du fantasme est mis à découvert.

C’est un renversement de taille qui se donne à Freud dans le rêve de l’homme aux loups. Il trouve que l’objet du fantasme présentifié par le regard des loups a une fonction bien définie, celle de bouche-trou au sens où il empêche l’accès au trou du réel sexuel.

Ce qui se signifie, c’est que ce regard fixe le jeune Serguei Pankejeff en position manifeste de regardé mais aussi que, dans ce regard, le rêveur lui-même est fixé comme regardant. Ce n’est pas tout, le rêveur peut découvrir un au-delà au fixe qu’il est comme objet dans le fantasme.

et son au-delà, le réel sexuel

Du fait que le rêve est une formation de l’inconscient, il est un art de répondre au réel sexuel qui a laissé l’être parlant sans répondant dans le ou les jours qui ont précédé. Ce qui se donne comme fantasme rebondit du fait de la  supposition qu’est le transfert, avec Lacan plus particulièrement.

Le secret du fantasme dans le rêve par la dialectique du transfert est d’être aussi bien l’impasse où se trouve manifestée l’immobilité regardé-regardant que le lieu de passe au-delà, d’où le réel de la pulsion[2] peut re-déclancher le mouvement pulsionnel à l’origine du Sujet de l’inconscient.

La mise secrète du fantasme est là : il est supposé qu’il n’est pas impossible de faire retour, au-delà du fantasme, « cela est l’au-delà de l’analyse, et n’a jamais été abordé  » clame Lacan le 24 juin 1964.

 

De la privation maternelle

Avec Lacan, passeur de Freud, le rêve de l’ homme aux loups, ouvre la porte qui dévoile, tout en le laissant voilé, le champ inouï et invisible du réel sexuel de la privation maternelle. Au trou réel qu’elle est dans le champ du regard, se substitue le trou symbolique à venir d’où doit advenir[3], au-delà du vu et de l’entendu, le passage qui conduit à ce Sujet qui ne se sait pas, $, hérétique moderne.

La découverte de Freud est subversive. Elle ne saurait être réduite au vu de la castration imaginaire de la mère. Elle en appelle, au-delà du trou de la mère, au trou dans la mère comme manque dans le savoir de l’Autre. Ce n’est pas tant l’absence de la mère que l’absence dans la mère, puisque s’y signifie alors la présence dans l’absence aussi bien que l’absence dans la présence.

 

Seraient forclos pour notre modernité

Ce trou propre au sexuel dont se charge la psychanalyse du transfert est forclos pour notre modernité. Elle s’intéresse à la sexualité comme surgissement de forces incontrôlables nommées pulsions pour les évaluer, les éduquer, au besoin les supprimer.

Fixée dans et par le développement de la technique, elle observe. L’humain devient un anonyme à son service. Exit, les effets de la prise dans le langage et l’objet du fantasme. Exit, le réel sexuel qu’il recouvre et dont la mise à découvert, au-delà du fantasme, est le premier temps indispensable pour accéder à la parole. Exit, l’être parlant.

Ce qui est vu, attendu, c’est « l’homme sans qualités« [4]

Cette donne dont Robert Musil a le pressentiment au début du XXième siècle,  peut expliquer le développement de symptômes comme anorexie, boulimie, impuissance, asthénie, dépression et autres. Seraient-ils le compromis inconscient trouvé pour tromper l’évidence[5] du savoir sans sujet et faire appel à son au-delà?

Qui promeut un homme moyen configuré

En effet, ce qui nous regarde de plus en plus, c’est la transparence du comptable, comme si ces symptômes faisaient semblant de quantitatif à réduire ou à développer. Les techniques psychothérapiques[6] en rajoutent dans cette direction.

Le savoir de la modernité configure l’humain par des réponses prévues aux questionnaires, des moyennes statistiques, des règles de bon fonctionnement. Le temps de l’homme moyen prolonge celui de « l’homme sans qualités ».

En 1997, en quelques mots, le philosophe Alain Badioux précise cette involution : « Le mot culture vient oblitérer celui d’art. Le mot technique oblitère le mot science. Le mot gestion oblitère le mot politique. Le mot sexualité oblitère l’amour’« [7].

Qu’est-ce que le psychanalyste peut répondre de la place où il est dans le transfert?

 

L’art de répondre

En découvrant l’importance de la sexualité inconsciente, Freud établit un discours d’exception : Le refoulement n’est pas le refoulement d’une chose, mais le refoulement d’une vérité. Ce qui est perdu ce n’est pas la vérité mais la clef du nouveau langage dans lequel elle continue à se dire par des symptômes, une vérité refoulée continuant à se signifier ailleurs, dans un autre langage, le langage névrotique.

Le sujet ne dirige plus, le discours continuant à s’articuler mais en dehors de lui. Il n’est plus le centre de lui-même, il y a un autre sujet, le Sujet de l’inconscient.

C’en est trop pour les « ingénieurs des âmes » d’alors et d’aujourd’hui. Ils  veulent bien accepter l’existence de forces sexuelles qui envahissent soudainement sans prévenir en dehors de toute logique consciente. Mais cette supposition d’une sexualité promue lieu d’une parole, de la névrose supposée un dire au-delà du dit, c’est inconcevable.

 

En ouvrant l’étourdit

La découverte de Freud est bien celle d’un discours d’exception puisqu’il ne s’agit pas de dévoiler la vérité à partir d’un savoir déjà là trouvé par un observateur anonyme mais que la vérité se dévoile tout en restant voilée.

Et sonne l’ouverture de l’étourdit le 14 juillet 1972 à Beloeil :

« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » [8] .

 

Paris le  13 novembre                     Jean Charmoille, membre d’Insistance


[1] Au sens où nous ne pouvons pas encore le penser mais où cette perception dite inconsciente peut se dévoiler après-coup.

*Texte préparatoire à ma communication aux Journées d’étude des 18, 19 et 20 février 2005 à Mexico   » Aux Cent ans  de la publication des trois essais de théorie sexuelle », organisées par le Réseau Analytique Lacanien du Mexique (Real), avec le concours de l’Ecole Freudienne de Buénos Aires et l’Institution Psychanalytique de Buénos Aires, dans le cadre de Convergencia.

[2] Nous nous référons à la pulsion invoquante, « la plus proche de l’expérience de l’inconscient ». J. Lacan. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Seuil. p.96

[3] C’est le devoir émis par Freud par « Wo es war, soll ich werden« 

[4] Roman écrit à Vienne par Robert Musil à la fin des années 1920 au moment où Freud s’engage dans l’ « Au-delà du principe du plaisir« . Publié aux Editions du Seuil. Points.

[5] Au sens où évidence vient de videre , verbe latin qui signifie voir

[6] qui se caractériseraient par le fait qu’elles ne prennent pas en compte la création dans le transfert.

[7] Alain Badioux Saint Paul. La fondation de l’universalisme. P.U.F 1997.

[8] Jacques Lacan. L’étourdit. Scilicet 4 p.5