Le séminaire 2010 – 2011. « Du divin au divan »

Si je n’avais pas accepté d’être travaillé par quelque chose qui me poussait à écouter l’énigme sans fin du final du Don Giovanni de Mozart, je n’aurais sans doute jamais pu traduire le discours analytique dans les pas de Lacan.
J’ai compris plus tard que le cri de Don juan me faisait passer du divin au divan, en ouvrant son mythe à tous les sens.

Je ne savais pas alors que je m’avançais sur la scène du monde sans la pâle jouissance du masque de fer de l’être dont se réclame Descartes, pour y trouver le pas de Marx et son capital, y saluer mon compatriote Gustave Courbet et « l’origine du monde », questionner l’ordre de l’Eglise et rendre hommage à Freud et Lacan.

Je n’en suis toujours pas revenu. Aussi est-ce de ce lieu, celui que ma psychanalyse personnelle m’avait déjà découvert comme celui de l’Autre du langage, que je prends la parole aujourd’hui, encore, convoquant le travailleur infatigable qu’est l’inconscient pour trouver dans le parler, la jouissance du corps de l’Autre qu’il faut aux deux sens de faillir et de falloir, pour que l’histoire continue, en dehors de la répétition.

Le discours analytique, celui inventé et écrit par Lacan lecteur de Freud, distingue deux types de jouissance. La première, phallique est celle du « tout homme ». Portée par les signifiés, sa valeur est d’échange. Elle est d’or, elle endort. La seconde,  « féminine » réveille. Surgissant du décantage du sens, sa valeur n’est pas d’échange mais d’usage.
Il y a donc impasse sexuelle, impossibilité du rapport sexuel. Mais le discours analytique met un bémol et c’est l’attendu d’une psychanalyse : un dire vrai peut suppléer l’absence du rapport sexuel. Pour faire image, il y a des canaux où coule soudainement ce qui jute comme inattendue jaculation.

C’est là qu’intervient l’inconscient structuré comme un langage : la jouissance de l’Autre comme corps peut inventer un savoir qui le réalise quand même, ce rapport sexuel, le cri de Don Juan, un jour, a produit ce bon heur.

Merveilleuse voix humaine qui s’ouvre pour dire et chanter le vrai du sexe et de la parole.

Alors, mordu par cette contingence, il n’était pas question de rester à bayer aux corneilles. Il fallait l’éprouver. J’ai osé. Je persévère.

« Y faut l’faire, à votre âge ! » m’objecte-t-on.

Rien n’y fait car le brillant de cette musique n’a justement rien à faire avec ce que je connaissais déjà de ma voix, de ma pratique du piano et de l’orgue.

De cette force du destin, Don Juan renaissait de ses cendres. Il n’était décidément pas le dissolu disparaissant dans les ténèbres puisque l’objet produit par la voix humaine n’était ni du ciel ni de l’enfer, n’étant pas ce dont on cause à tort et à travers mais ce qui cause le désir.
Son office transmettait une bonne nouvelle : si l’être parlant en reste habituellement au signifié, il se repartit en homme ou femme selon le principe de contradiction qui exige d’être l’un ou l’autre. S’il se met en direction du symbolique selon la logique du réel, il touche, par la grâce du signifiant, l’espace de jouissance du corps de L’Autre où la règle du jeu est régie par la continuité, le voisinage.

Alors, au « ou, ou » se substitue le « et, et » indomptable puisqu’il n’y a pas de fonction dont on puisse dire qu’il ne soit pas vrai qu’être homme n’est pas être femme.
Plus simplement, et par conséquent de façon réductrice, l’être parlant, fût-il compté sous la bannière homme, peut aussi se compter en même temps du côté du féminin, s’il en choisit la musique que lui offre le langage par hasard. Il n’est pas sans en avoir l’air, à écrire, comme vous l’entendez : air, aire, erre.

Motus ! Elle éveille à une jouissance qu’il ne faut pas : le sexe n’est pas lié à l’anatomie mais à un dire qui peut s’écrire, « l’être sexué s’autorise de lui-même et de quelques autres ». J’y reviendrai.

Qu’ils se gardent donc, l’être parlant et le psychanalyste, en direction de cet aria, qu’ils le jouent, qu’ils le chantent, mezza voce, sinon la censure risque de faire taire à jamais le savoir secret secrété par le discours analytique.

En effet, l’inconscient qui lui ex-siste n’est pas un savoir à apprendre, mais à prendre, en deux mots, le sujet résultant de ce qu’il doive être pris, ce savoir.
Et c’est par de dures expériences qu’il se le fera entrer dans la peau, la difficulté n’étant pas de l’acquérir mais d’en jouir.

Là, le savoir se renouvelle dans le chaque fois de son exercice, sans qu’il y ait besoin de savoir laquelle des répétitions est première. Le cardinal s’est substitué à l’ordinal. « C’est insupportable, cette science sans conscience »

A quoi répond Rabelais par un sourire qui laisse à désirer : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Il n’est pas à la portée de tout le monde, le jouir. Il faut le-faut-du-temps, celui durant lequel la valeur d’échange cessant d’avouer sa communication, la valeur d’usage livre son pouvoir, toujours en direction de la jouissance. L’être aura seulement passé la lettre, trouvée dans l’Autre.

A l’aube de l’aurore où va surgir un nouveau discours, le discours analytique, Marx écrit avec peine, durant vingt années d’une vie d’enfer, la partition du Capital.
Lacan y joue-le-jeu du plus-de-jouir de Marx lui-même, guidé par la plus value que celui-ci développe comme soustraite au producteur-salarié.
Les places changent, livrant le mi-dire de la vérité : ce n’est plus au capitaliste que le producteur se doit de demander des comptes sur ce qu’il a, sur ce qu’il est, mais à la production elle-même, puisque c’est de sa particularité à elle dont dépend son particulier à lui, puisqu’elle peut le faire passer du manque-à-jouir de produire en veux-tu en voilà, enjeu du capital, à la précarité du plus-de-jouir.

Quelques années auparavant, l’Eglise qui se réclame de l’être et du maître a réglé une fois pour toutes la question de l’origine du monde par l’amour divin comme moyen pour effacer la tâche originelle. Elle n’y va pas par quatre chemins, elle convoque le féminin en avançant sur la scène du monde, Marie, au point précis où la pensée défaille et l’écrit par un simple changement dans l’ordre de la proposition : la conception de Marie immaculée ouverte à la discussion depuis au moins sept siècles est fixée à jamais en immaculée conception de Marie : c’est le dogme défini le 8 décembre 1854 par le Pape Pie IX dans sa bulle « Ineffabilis Deus ».

Aussi, les « Fleurs du mal » et Baudelaire se trouvent condamnés pour immoralité, Flaubert et « Madame Bovary » accusés puis relaxés. Quant à Gustave Courbet il paie son tribut à « l’origine du monde ».

« Alors, de l’énigmatique côte d’Ornans qui sépare de quelques kilomètres nos deux lieux de naissance, ce qui coule, là, de votre tableau, cher Courbet, est proche de ce que produit le discours analytique à venir, c’est le dire vrai porté par le démon de la pudeur de la villa des Mystères de Pompéi.
Il fait trou, s’engouffre comme le cri de Don Juan… poussé par un vent violent soufflant fort qui fait bise pour les censeurs.

L’Eglise n’a pu que récuser ce plus à l’origine du monde. « Te Deum laudamus ».

Elle ne peut reconnaître, mais pas seulement elle, que la musique d’une femme soit l’a venir de celle de l’homme.
Je dis, une femme et non pas la femme, celle après qui il court d’autant plus, qu’elle n’existe pas.
Il aura fallu, un jour, qu’une femme fasse entendre un air de sexe, c’est l’énigme de votre tableau, pour l’arracher, lui l’homme, à son idée d’homme torturé par son sexe.

Cà aura été ça, le dire du cri de Don Juan, un chiffrage, une dit-mension signifiante qui peut venir à s’écrire pour que s’élabore, parce que c’est un travail, le savoir inconscient, un jeu de lettres, un écrit : D J à déchiffrer, pourquoi pas, Danielle Jean.

Le mythe préchrétien de la scène originelle livre son secret. Bien sûr, il y a la connaissance harmonieuse du déchiffrage bien connu. Mais rien n’assure que la Bible ne fait pas mousser Adam. Et si c’était lui, et non elle, qui ne trouve rien d’autre qu’une pomme pour se sortir de l’embarras où le met sa rencontre de l’identification sexuée ?

De ce point topologique, de ce trois, qui porte au-delà du plan de la géométrie grecque, votre tableau, Cher Courbet, gardé justement par Lacan qui le réservait « aux quelques autres » cités précédemment, aura trouvé « l’origine du monde » dans l’aire des séminaires « Encore » et « Les non-dupes errent » :

Il y aurait faute à l’endroit d’une certaine jouissance à laquelle fait obstacle la vraie, la vrai de vrai, la phallique.
L’éruption de celle-là est plus proche qu’on ne le croit de la vie. C’est ce que me découvre l’apparition des harmoniques dans ce que, faute de mieux, je baptiserai, encore un terme d’enfant de curé comme vous, le réel de ma voix.

Salut l’artiste

L’analyste a à prendre de la graine de l’art »

Je ne savais pas que je savais ces vérités indomptables passées par le cristal de la langue, ma psychanalyse personnelle ne les avaient qu’effleurées…

Génial Mozart d’avoir fait entendre la musique de son(é)cri(t) de Don Juan

Jean Charmoille
Paris le 17 août 2010

*Le titre de ma communication au colloque du centre culturel international de Cerisy « l’inconscient et ses musiques » était « Jouir de la musique du corps sexué ».
Au moment de la proposer sur www.sonecrit.com, passe quelque chose qui sonne et réveille « du divin au divan »

Ce pas, à entendre entre les lignes, résonne sur la scène de l’opéra, qu’elle soit publique ou privée, qu’elle soit celle d’un Verdi, d’un Puccini, d’un Lacan chantant la musique d’ « Encore », des « Non-dupes errent » de « Télévision » de « Radiophonie » ou d’autres…
Le texte de Freud de référence, « les limites de l’interprétation », en est le témoignage puisqu’écrit en 1922, il n’a été publié qu’en 1952.