La voix du père symbolique

« Qui ?, au-delà de celui qui parle au lieu de l’Autre et qui est le Sujet, qui y a-t-il au delà, dont le Sujet, chaque fois qu’il parle, prend la voix ? »
J. Lacan. Les noms du père. Séminaire inédit du 10/11/1963

Je vais essayer de préciser la fonction du père symbolique dans la mesure où elle permet d’évaluer ce que nous appelons le bain de langage indispensable à l’humanisation de l’enfant et, dans la cure, à la symbolisation.

Pour avancer, je m’appuierai sur l’énigme d’une rencontre archaïque (1) entre l’universel du langage spécifiant le pôle paternel et l’univers d’une langue privée, la langue maternelle. Si cette rencontre (2) est d’une inestimable valeur, c’est parce qu’elle conduit à l’inconscient de l’enfant comme création.

Habituellement cette rencontre, dont il y a lieu de préciser qu’elle ne peut être observée directement puisque la clinique n’en donne que les effets, est développée surtout du côté maternel. Je vais mettre à l’étude le pôle paternel à partir de séquences cliniques et de textes freudiens et lacaniens tout en donnant quelques repères pour préciser la nature de l’inconscient freudien puisque le pôle paternel y conduit.

Je terminerai en donnant une interprétation de la façon dont la tradition judéochrétienne a rencontré cette énigme et y a répondu.

(1) Texte écrit dans l’après-coup d’une communication intitulée « Au Nom du Père » lors du colloque de la S.P.F. sur l’Archaïque à Besançon les 8-9-10 octobre 1999. Ce travail tient compte des questions qui ont parcouru ce colloque.
(2) Rencontre qui n’a cessé d’être une interrogation pour Lacan, cette insistance n’étant pas étrangère à sa nomination du père
symbolique et du Signifiant du Nom-du-Père.

La dette symbolique récusée dans l’apparition du symptôme

Julien, un garçon de 10 ans, confie à son analyste qu’il est réveillé soudainement la nuit par l’apparition de revenants. Dès qu’il allume sa lampe de chevet, ces derniers disparaissent. Mais dès qu’il l’éteint, ils apparaissent. Il sait bien qu’ils n’existent pas quand il peut se repérer à ce qu’il connaît déjà, le visible, et pourtant ce savoir s’effondre dès que le noir s’installe, comme si la distinction rendue possible par la vision du connu disparaissait alors, laissant le champ libre aux monstres qui se répandent dans l’univers ténébreux qui plane sur lui.

Julien confie aussi qu’il a été effrayé par une transformation : alors qu’il voyait la photo d’une personne qu’il connaît bien, soudainement la disparition des limites des formes a fait apparaît l’in-forme. Cet envahissement n’a pas changé la photo et pourtant, quand il a été placé devant son fait, ce savoir l’a abandonné le livrant à l’angoisse dévorante qu’il rapproche de celle de l’apparition des revenants.

Ce dont témoigne Julien, c’est le fait que l’humain s’est institué, sans le savoir, comme le lieu d’un conflit binaire entre ce qu’il sait qu’il est comme Sujet dans le symbolique et qui est sa vérité et quelque chose qui ne parle pas, le réel en langue lacanienne. Habituellement ce conflit, géré selon l’économie du principe de plaisir par le champion de la méconnaissance que Freud nomme moi, n’apparaît pas dans la mesure où celui-ci reste maître chez lui.

Julien fait part qu’il peut arriver que, soudainement, il ne règne plus dans sa demeure, le déplaisir résultant de l’apparition d’un nouveau savoir où le réel a un ascendant (1) sur le symbolique ; l’humain est alors réduit au réel de l’objet (a), déchet, du fait qu’il déchoie du symbolique. En regard de cette déchéance, quel serait le mouvement transférentiel à ne pas manquer ?

(1) J. Lacan. R.S.I. Séminaire. du 14 janvier 1975.

Je suppose que Julien, sans le savoir et au delà de ce qu’il dit, demande que soient actualisés dans le transfert les deux champs évoqués du conflit binaire du fait que ce qu’il est comme symptôme recèle un appel qui n’a pas pu être entendu, le symptôme étant l’effet de cette récusation et, dans le même temps, pouvant être analysé en regard de cet appel. L’analyste, je le suppose comme celui qui ne s’opposerait pas à cette nouvelle direction. Mais, d’où vient cet appel ? Question qui se prolonge par son adresse : qu’est-ce qui fait qu’il peut être entendu et qu’est-ce, lui répondre ?

Si ce questionnement ne va pas de soi, c’est parce qu’il ne peut être développé par la pensée, puisque, pour elle, il est im-pensable. Il en résulte que c’est de sa défaillance qu’il est promu au premier plan. Nous sommes en direction de la précédence de l’universel du langage qui transmet une loi que nous nommons symbolique du fait qu’elle transcende l’humain puisqu’elle le met en rapport avec un lieu primordialement séparé -ce lieu ne lui étant pas immanent-, qu’il ne peut pas connaître imaginairement mais seulement reconnaître symboliquement s’il accepte d’en payer le prix, celui de la dette symbolique. C’est donc dans la mesure où le psychanalyste peut accepter d’être en dette à l’endroit de ce qui le dépasse, la transcendance du symbolique transmis par l’universel du langage, qu’il pourra ne pas en récuser l’appel quand il se donnera à sa reconnaissance. Mais ça ne dit pas ce qui fait que
l’analyste pourra l’entendre d’autant plus que cet appel ne relève pas de la signification puisqu’il sollicite ce qu’elle recouvre, la signifiance où l’ouï se transmute en inouï.

Lacan nous met dans cette direction dans la séance de son séminaire du 15 janvier 1958 (1) ainsi que dans son article intitulé <<D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose>> écrit au même moment, décembre 1957 et janvier 1958, lorsqu’il énonce que la réflexion de Freud « l’a mené à lier l’apparition du signifiant du père, en temps qu’auteur de la loi, à la mort, voire au meurtre du père, montrant que le père symbolique en tant qu’il signifie cette loi est bien le père mort » (1). Que nous transmet cette lecture de Freud dont l’audace est d’opérer une jonction entre paternité et mort, sans oublier le témoignage de Julien ?

L’univers premier du langage et son appel

Freud aborde cette question en 1913 dans Totem et tabou lorsqu’il suppose à l’origine du Sujet une incorporation du père mort responsable d’une identification, énigmatique puisque la clinique n’en donne que les effets. Si on lie ces données freudiennes à celles de 1925 sur La dénégation, il apparaît que le Sujet à venir se construirait dans le double mouvement suivant.

D’une part, le pré-Sujet prend la force paternelle en l’incorporant et constitue ainsi une entité close sur elle-même, bon dedans symbolique qui ne tient pas compte de l’extérieur puisque ses représentations hallucinatoires lui garantissent l’existence de ce qu’elles représentent du fait qu’elles obéissent à l’économie du principe de plaisir. D’autre part, du père échappe à ce processus, n’étant pas jugé bon à incorporer . Rejetée dans le dehors, cette part du père va y subsister non sans faire retour sous certaines conditions en produisant ce que Julien appelle des revenants qui sont, en fait, du père, qui n’ayant pas reçu la sanction qui lui aurait permis de trouver le repos dans le symbolique, erre dans le réel comme père dans le réel. Mais pourquoi ce dernier, quand il apparaît, ne peut plus être oublié par Julien, façon d’interpréter la vengeance dont il pense être victime ?

(1) J. Lacan. Ecrits. p. 556

Le caractère hostile et persécuteur est, vraisemblablement, lié au fait que le père dans le réel est perçu comme étranger puisqu’il n’est pas connu et, de ce fait, corrupteur de la force paternelle symbolique incorporée. Par ailleurs, s’il ne cesse de revenir, ce qui est aussi un élément de persécution, c’est sans doute pour que lui soit donnée la symbolisation dont il a été privé et qu’il sait indispensable pour trouver le repos symbolique.

Dès lors, s’éclaire la souffrance de Julien : lorsque le conflit binaire tient, le corrupteur qu’est l’étranger est arrêté par des barrières qui doivent garantir le bon dedans symbolique. Par contre, lorsque l’imaginaire visible qui régit ces barrières n’est plus là du fait que le noir ne lui permet plus de différencier le visible du non visible, les barrières ne font plus le poids face au réel de l’étranger qui les fait sauter. Ce dont parle Julien c’est bien d’une contamination réelle du père symbolique résultant de la disparition des frontières qui jusque là garantissaient le père symbolique de la toxicité du père dans le réel. Comme il le dit lui-même, il veut être débarrassé de ces fantômes qui « lui rentrent par les yeux et occupent sa tête ». Mais, est-ce là l’horizon de sa demande, direction qui guide le transfert ?

Ce qu’il ne sait pas encore qu’il sait, c’est qu’il y a une Autre perspective que celle du rejet du persécuteur puisque le père dans le réel ne revient, en fait, que pour passer au symbolique. Plus précisément, la souffrance de Julien n’est pas tant liée au retour du père dans le réel mais au fait qu’il aurait pu lui répondre, le transmutant ainsi en père symbolique : c’est ça, accepter d’être en dette à l’endroit du symbolique. Qu’en déduire du côté de l’analyste dans le transfert ?

Qu’il importe que l’analyste ne récuse pas, comme Julien, sa dette à l’endroit du symbolique, par exemple en restant dans la signification oedipienne, puisque l’appel du Signifiant du Nom-du-Père remet à sa place imaginaire, le rival, père oedipien qui, sans doute, permet d’expliquer les symptômes, comme l’a montré Freud, sans toutefois conduire à la symbolisation c’est-à-dire à la création du Sujet de l’inconscient. Qu’est-ce donc cette opération qui permet qu’advienne du Sujet de l’inconscient ?

Pour avancer, partons du fait que l’universel du langage, face paternelle du bain de langage, au moment où il est rencontré par la langue privée maternelle, transmet à l’enfant, de façon énigmatique, un opérateur étranger qui sortira de sa réserve quand l’être parlant fera l’expérience de la perte de parole. Ce que Freud nomme sidération qui précède la lumière, inhibition qui conduit au refoulement et au symptôme correspondent à ce moment indispensable pour que cet Etranger apparaisse au lieu de l’Autre -ce que Lacan nomme « Che Vuoï ? » – et s’adresse au Sujet de l’inconscient à venir en ces termes : « Toi qui as perdu l’usage de la parole, es-tu autorisé à advenir comme Parlant ? ». A ce moment même, non seulement le lieu de l’Autre n’est plus celui de la consistance de la demande de l’être de l’Autre, façon de préciser le deuil de la parole, mais l’inouï qui en sort soudainement ne peut être entendu que par l’inouï du Sujet à advenir, comme si la voix qui le porte était inaccessible à tout maître en signification : nous arrivons en direction d’une voix qui ne relève pas de l’ouïr de la signification puisqu’elle transmet l’inouï de la signifiance.

Il y aurait donc, à l’horizon de l’universel du langage, un Etranger (1), Signifiant primordial ne délivrant aucune signification, Signifiant du Nom-du-Père (Lacan), aussi bien étranger au Sujet qu’en même temps pas tout à fait étranger puisque pouvant être reconnu par le Sujet du fait qu’une Bejahung primordiale, un « oui », a été donnée sur son existence, comme le précise Freud en 1925 dans La dénégation. En somme, ce signifiant porte, en lui-même, la promesse de la richesse d’une mise en commun à venir, -c’est ça l’ad-venir- d’un métissage qui permet que l’étrangeté du plus étranger se noue à l’intime le plus radical réalisant un acte qui peut être supposé analytique puisque créant une authentique articulation entre l’Autre et le Sujet de l’inconscient, inédite puisque dépassant le dualisme du moi et de l’autre.

(1) Le Signifiant du Nom-du-Père est en effet le seul signifiant que ne peut pas produire le Sujet : ce que n’a pas remarqué Freud.

Le problème, c’est que le moment d’abolition de la pensée dualiste n’est pas rencontré sans une certaine angoisse dont la récusation, comme le constate Julien, est à mettre en rapport avec la transformation de ce signifiant du symbolique qu’est le père symbolique en signifiant dans le réel qu’est le revenant, du fait qu’il n’est pas reconnu symboliquement : nous retrouvons le conflit binaire de tout penseur sauf s’il peut se fier à la pensée inconsciente régie par l’Au-delà du principe de plaisir.

Retenons que cet Etranger, pas tout à fait étranger, permet l’accès à l’Altérité puisque la note étrangère qu’il recèle donne accès à l’étrangeté qui est un effet de l’apparition de l’insaisissable réel de l’Autre .Décidément, qui aurait supposé que la richesse de l’universel du langage était liée à l’étrangeté ? Qui aurait pu nous transmettre l’énigme de cet Etranger qu’est le père symbolique (1), Signifiant du Nom-du-Père qui, s’il n’est pas reconnu quand il apparaît, conduit à l’inquiétante étrangeté ou au trouble de mémoire sur l’Acropole ? Qui ? Sinon celui qui n’a cessé d’être travaillé par les effets de sa rencontre dans le réel au moment où il se découvrait comme habité par la présence de quelque chose qui ne le laissait pas en repos, Freud lui-même et à sa suite Lacan et tout analyste qui accepte le gain d’être en dette symbolique.

Laissons à présent Julien apaiser la vengeance du père dans le réel en le faisant accéder à la reconnaissance symbolique et essayons de préciser l’appel déjà entrevu du Signifiant du Nom-du-Père.

(1) A ceci près que Freud n’a pu le nommer et a ainsi raté l’interprétation de la psychose, son recours à l’homosexualité projective étant une explication qui ne prend pas en compte le ressort de l’universel du langage qui y défaille par forclusion du Signifiant du Nom-du-Père, comme l’a remarquablement bien trouvé et transmis Lacan. lisant Freud

Le trou dans la pensée

Alors que je parle avec un interlocuteur que je connais bien et que nous échangeons ensemble sans difficulté, il peut arriver que je perçoive soudainement, en moi, le développement de pensées qui va progressivement s’étendre, me fixant dans la difficulté voire l’impossibilité de continuer à entendre mon interlocuteur.

Si je suis attentif, je pourrai constater que ces pensées s’accrochent à ce qu’il dit et qu’elles visent la constitution d’arguments qui confirment son dit ou qu’elles le contre-disent. Si je ne suis pas, à son contact, sous l’ascendant d’un réel trop fort, je pourrai être l’avocat de la bonne ou de la mauvaise foi, peu importe, et monter à la barre pour briller par mon propos. Si le réel est plus fort, je bafouillerai. S’il est trop fort, je ne pourrai même pas penser, réduit que je serai à cet arrêt porté sur le fait de penser.

Qu’est-ce qui m’a pris soudainement ? Je ne le sais pas vraiment. Tout au plus, puis-je supposer que j’ai rencontré quelque chose, le réel, qui m’a arrêté sans que je le sache. Puis-je en rester là ? Non, car ce quelque chose ne cesse de me mettre au travail comme s’il ne pouvait pas m’oublier. Mais, que recèle-t-il ?

Ce que je pourrai être amené à trouver, à l’instar de Freud rencontrant le réel lié au signifiant Herr (1), c’est que, sans le savoir, j’ai récusé une rencontre, mais, qu’est-ce, cette rencontre, insaisissable pour le penseur que je pense être ? Une pensée inconsciente refoulée
secondairement ? Peut-être, mais qu’est-ce qui fait que j’ai eu recours à cette défense ?

(1) S. Freud, « Oubli de Noms Propres » in Psychopathologie de la vie quotidienne. Payot pp. 5-19

En fait, ce trou dans ma pensée qui me prive de la parole que je possédais jusque là, si je lui accorde l’importance qu’il mérite, va me conduire en un point que je ne savais pas que je recelais, en un Ailleurs que là où ne cessait de me cantonner ma pensée, avant et après son apparition. Avant, je pensais que je savais ce que je disais. Après, je suis dans une autre position, intrigué par le fait que ma pensée ne s’arrête plus : cette insistance ne suggérerait-elle pas que je revienne au moment de la rencontre manquée pour reconnaître ce quelque chose d’impensable, d’incompréhensible, d’énigmatique, devant quoi j’ai défailli ?

Ce qui peut m’arrêter, c’est que je n’ai aucune piste pour en savoir quoi que ce soit, le parleur que je suis ne pouvant se repérer à aucun savoir qui le guiderait… Et c’est tant mieux, puisque sans ce trou, je n’aurais jamais entendu… mais entendu quoi ?

L’appel inouï de la voix du père

C’est du fait de la disparition du savoir déjà là, que je peux découvrir qu’il y a présence d’une présence jusque là non présente, présence d’un « je, qui…ne sait pas ce qu’il entend, (condition pour qu’il) croi (e) en ce qu’il entend (1). Ce moment n’évoque-t-il pas la chute du Sujet supposé savoir (Lacan) qui ne saurait advenir que de la promotion de l’objet cause du désir (Lacan) (2) qui se donne à celui qui peut advenir comme le récepteur inouï d’une voix qui transmet l’inouï en sonnant soudainement, comme nous l’avons déjà supposé.

Etrange résonnance de cette voix qui ne saurait être enregistrée, reproduite, raisonnée puisqu’elle cherche une présence, inconsciente d’elle-même, Sujet de l’inconscient qui, immédiatement, avant toute pensée, dit « oui » à cet étranger qui l’interpelle et qu’elle accepte, alors que jusque là elle avait établi des barrières pour se protéger de ce qui lui était étranger. Le penseur que je suis ne pouvait penser que cet appel pouvait me hisser à la hauteur de l’éthique. Pourquoi ?

(1) A. Didier- Weill, Invocations, Dionysos, Moïse, Saint-Paul et Freud. Calman-Lévy. 1998 p. 17
(2) L’objet du désir de l’Autre, quant à lui, relèverait du désir inconscient et concernerait ce répresseur qu’est le refoulement secondaire alors que l’objet cause du désir, authentique création dans le transfert, relève de ce créateur qu’est le refoulement originaire.

Au moment où résonne cette invocation, je peux la refuser, condition indispensable à toute éthique. En outre, n’ayant aucun appui sur le savoir puisqu’il a défailli, je ne peux me fier qu’à l’inouï que j’entends : tel est l’appel de la voix du père qui noue, en un éclair, le pur son de la signifiance symbolique et le claquement du réel qui m’arrache à l ‘endormissement où le moi se complaisait et me complaisait. Comment cela se donne-t-il dans le déroulement d’une cure ?

Le Sujet de l’inconscient dans le transfert

Il peut arriver qu’un analysant soit soudainement placé devant le fait que tout ce qu’il a acquis jusque là comme titres, diplômes et biens divers, ne lui appartient pas, en fait. Tout se passe, en effet, comme si la propriété que lui octroyait jusque là la loi symbolique du code civil ne pouvait plus lui être propre. Le transfert ne s’arrête pas là puisque, dans le même temps, peut être entendue une loi annoncée par une certaine angoisse puisqu’il ne la connaît pas déjà. Que découvre-t-il à ce moment même où, bien qu’il ne la connaisse pas, il peut néanmoins la re-connaître comme venant d’Ailleurs?

Le fait que la loi symbolique qu’il connaît bien, celle qui est consignée dans le code lexical de la loi, ne lui confère plus la constance de la légitimité qu’elle lui apportait jusque là mais surtout, dans le même temps, qu’il y a aussi une loi non écrite, étrangère puisque ne relevant pas de la signification et du sens, loi qu’il reconnaît puisqu’il lui ouvre spontanément son intime. Pourquoi, malgré le désêtre occasionné par la disparition du semblant de légitimité de la loi écrite qu’il ne récuse pas pour autant, entend-il à présent et accepte-t-il alors cette étrangère pour sa pensée ?

Si ce moment est inestimable pour le devenir de cet analysant, c’est parce qu’il dispose, comme nous l’avons supposé, d’un passeur qui lui a été transmis par ses ascendants, Signifiant du Nom-du-Père qui, n’étant pas étranger à l’une et à l’autre, peut les nouer et transcender ainsi le conflit binaire qui opposait jusque là les deux lois symboliques inconciliables, celle, écrite, du code, qui lui a permis de suivre le chemin ordonné de la signification déjà là et celle, non écrite, qui se donne à lui comme originaire, archaïque, dans un étonnement qui l’affecte au point qu’il ne va, plus pouvoir s’en passer.

Cette dernière, première d’être transmise par l’universel du langage, ne fait que confirmer l’inconscient comme second, l’oubli de cette loi primordiale par la loi écrite ne donnant que plus de valeur à son apparition soudaine puisqu’elle est à la source du temps à venir où l’émetteur de paroles qu’est le Sujet de l’inconscient pourra résonner après qu’un premier temps logique ait permis que soit advenu un récepteur qui peut entendre son appel : ce que Lacan nous transmet de façon laconique : « l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous forme inversée »(1) l’inversion étant l’inestimable passage, pris en charge par le Signifiant du Nom-du-Père, de l’invoquant à l’invoqué, » quand la musique sonne » comme le souligne Alain Didier-Weill (2).

Si je ne suis plus comme avant, c’est parce que j’ai été appelé à ce commencement qu’est l’archaïque par une sollicitation symbolique en réserve, celle du Signifiant primordial, qui ne se donne que comme pure voix, reste qu’est, à ce moment, l’objet-voix (3). Après cette perspective transférentielle, abordons la façon dont la tradition judéo-chrétienne a répondu, façon de la situer en regard des données psychanalytiques jusque là avancées.

(1) Comme cela a été précisé durant le colloque à plusieurs reprises, Freud n’a pas perçu le premier temps, celui du récepteur. Il ne nous transmet que le second, celui du Sujet créateur en regard du désir inconscient. Lacan, quant à lui, n’oublie pas le premier temps, celui du récepteur, sans doute du fait qu’il rend compte du rapport à la parole du psychotique puisque, le psychotique n’est, en fait, qu’un récepteur. Lacan prolonge ainsi Freud où il défaille et nous transmet le ressort du Signifiant du Nom-du-Père comme ce qui noue dans une inversion le récepteur de la parole de l’Autre à l’émetteur de sa propre parole.
(2) A. Didier Weill. Invocations. Dionysos, Moïse, Saint-Paul et Freud. Calmann-Lévy 1998.
(3) Tel est ce que, à notre avis, Lacan nomme désir (x), énigmatique de n’être pas lié à un objet -ce qui est le cas du désir inconscient-puisque causé par le manque d’objet.

La voix surmoïque du père et la religion chrétienne

La religion chrétienne ne (se) trompe pas lorsqu’elle s’appuie sur le fait que la force paternelle doit être incorporée fréquemment, le rite de la communion chrétienne palliant la contamination du père symbolique par le père dans le réel.

Dans la même perspective, le péché serait l’effet du surgissement de ce corrupteur que nous appelons le réel et que la religion interprète comme la chair, le mal résultant du fait que sa force est plus grande que la loi divine, comme le remarque Paul de Tarse(1). Ainsi, dès le premier homme, Adam, la fragilité de la barrière qui gère le conflit est apparue : si, au début, Dieu et Adam sont dans l’espace clos du symbolique, à un moment cet espace disparaît pour Adam.

Paul de Tarse, qui a été sauvé par l’apparition du Christ crucifié sur la route de Damas, théorise le péché originel à partir de son expérience singulière en fixant ces données pour tout humain. Prenant appui sur le fait que, né mauvais parce que souillé par la faute d’Adam, il a été transformé en bon par la grâce de Dieu, Paul passe sa théorie, celle que sa pensée lui dicte : l’humain ne peut pas, par lui-même, redevenir bon puisque Dieu seul peut, par sa grâce, lui rendre l’accès à la pureté originaire : il en résulte les procédures que sont le baptême, la conversion, la pénitence qui correspond au même mot grec, métanoïa changement.

(1) « La chair la voue à l’impuissance « Epitre aux Romains VIII, 3.

Paul de Tarse est bien un passeur mais ce passeur est imaginaire puisqu’il ne fait que renforcer le conflit binaire en maintenant les barrières imaginaires séparant le pur et l’impur, seuls l’amour et la grâce de Dieu pouvant les lever dans certaines conditions. La con-version de Paul de Tarse est une version du persécuteur au persécuté, le champ de sa pensée étant toujours celui des idoles moïques et surmoïques.

L’église va développer, dès le premier siècle, ces données en les scellant dans le dogme de la Sainte Trinité qui fixe ce qui était resté plus ouvert chez les évangélistes. Jean, dans son prologue (1), avait bien précisé, que le Verbe était au commencement auprès de Dieu tandis que le fils, incarnation du Verbe, n’apparaissait que secondairement.

Mais, qu’est-ce qui fait que l’église, durant onze siècles, a affirmé, sans contradiction possible, que le père et le fils sont d’emblée de même substance ? Quel secret le mystère de la Trinité pouvait-il bien receler pour qu’en son nom les hérésies se multiplient faisant de « la Trinité, le seul principe de l’univers » comme le précise le Concile de Latran en 1215 ? Précisons quelques jalons qui permettent de suivre cette évolution.

En 325 après J.C., le Concile de Nicée affirme qu’il y a même substance, homoïousos, consubstantialité du père et du fils et rejette Arius qui ne l’accepte pas comme hérétique et schismatique.

En 381 après J.C., le Concile de Constantinople arrête que l’esprit est de même substance que le père et le fils, la Sainte Trinité se présentant dès lors comme fondée sur trois personnes en Une du fait qu’elles ont une seule substance.

(1) « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Par lui tout est apparu et, sans lui, rien n’a paru de ce qui est paru…et le Verbe est devenu chair, et il a séjourné parmi nous » (Jean. I,1-14).

Augustin, converti en 386 après J.C., confirme cette donne mais surtout précise que le rôle de l’esprit est d’assurer le retour de la parole incarnée du père (qui est le fils), au père. Ainsi, Augustin d’Hippone, intellectuel engagé devenu docteur de la grâce, apporte sa contribution par la procession de l’esprit qui scelle la con-fusion du lieu d’origine et du lieu de réception de la parole. Qu’est-ce qui se signifie dans ce dogme ? Que la parole originaire ne peut défaillir puisqu’elle s’incarne dans l’homoïousos entre le père et le fils et qu’elle revient au père par la procession de l’esprit. Il n’est pas sans intérêt, d’ailleurs, de préciser que cette base théologique chrétienne qui va assurer la force de la Trinité a été vraisemblablement inspirée à Augustin par des philosophes païens, Plotin et Porphyre, pour qui l’Un doit, dans un premier temps, être disséminé en ses éléments, puis, dans un deuxième temps reconstitué afin d’être à nouveau vivifié.

Durant l’été de 1054, à Constantinople, après deux siècles de querelles dogmatiques entre Rome et Constantinople sur la question de l’esprit, les dernières zizanies conduisent au schisme qui va séparer l’église latine d’occident et l’église grecque d’orient : les anathèmes du 16 juillet 1054 déposés solennellement sur l’autel de Sainte Sophie ne seront levés que 9 siècles plus tard, en 1965 par Paul VI et le patriarche Athénagoras.

C’est l’intervention de Saint Thomas, au XIIIème siècle, qui fera véritablement rentrer le mystère trinitaire, coeur du savoir révélé, dans la Somme théologique d’un savoir qui accepte raisonnablement le mystère sans le faire disparaître tout à fait. Saint Thomas est perçu, de nos jours encore, comme celui qui a tiré l’occident des ténèbres du Moyen-Age au prix d’un compromis. Mais quel secret mettait au secret ce symptôme que l’église en tant qu’institution s’est acharnée à ériger en dogme et que le Concile de Trente, au XVIème siècle, élèvera sur l’autel dans la forme réalisée par Saint Thomas ?

La religion chrétienne nous donne à penser ce qu’il advient lorsque la parole originaire n’est plus une invocation soudaine puisqu’elle est une voix qui dure, s’incarne, persiste, donne le sens.

Ainsi, le secret de l’homoïousos, même substance du père et du fils, pourrait bien être la mise au secret d’une con-fusion qui empêche qu’advienne du parlant comme fils du langage. En effet, comme le montre l’expérience du transfert, l’émetteur de paroles ne peut advenir que s’il est préalablement séparé du lieu d’où il a reçu une parole originaire dont la singularité est de s’absenter immédiatement, réduite à un reste qui appelle, interpelle dans une certaine angoisse. Nous en arrivons à supposer que la procession de l’esprit garantirait le rapt de la rencontre avec le réel du lieu d’origine déjà réalisé par l’homoïousos du père et du fils. Est-ce parce que cette mise au secret devait tellement être scellée qu’il ne pouvait y avoir qu’excommunication de ceux qui ne choisissaient pas d’obéir au savoir déjà là institué dans le plus grand secret, les hérétiques, en lieu et place de l’ex-communication du réel ? Mais pourquoi cette mise au secret intéresse le psychanalyste ?

Parce qu’il suppose que ce qui s’oppose à la rencontre du réel est une instance psychique rusée puisqu’elle développe aussi bien l’évidence que l’exigence sans oublier l’amour et lui donne, à la suite de Freud, le nom de surmoi. Il n’est pas sans l’avoir rencontré fréquemment dans sa cure et il sait que l’institution n’est pas non plus sans pouvoir être aussi sous son toit dès lors qu’elle priviligierait le groupe et le consensus. Il sait surtout que le Sujet de l’inconscient relève d’une Autre logique que soutient le Signifiant du Nom-du-Père. Le psychanalyste peut même oser supposer que les rapports entre l’institution et le désir ne peuvent être que conflictuels. Dès lors, ce qu’il a trouvé dans sa cure lui permettra-t-il de s’arracher au conflit binaire inévitable entre l’institution et le désir pour le transmuter en un conflit dialectique : tel est l’enseignement que peut lui transmettre, par défaut, l’institution église comme tout ce qui institué déjà. Essayons à présent d’examiner l’importance du Signifiant du Nom-du-Père à partir de la pensée biblique.

La voix du prophète

Il n’est pas sans intérêt de remarquer que la pensée biblique prend en compte ce que met au secret l’institution-église. Elle part de l’appel émis par Dieu, en position de père, mais surtout de l’absence de Dieu, dès qu’il a émis cet appel à l’endroit du futur prophète, réduit qu’il est à une voix. L’appelé ne saurait savoir ce que Dieu veut, son seul compagnon étant l’esprit qui advient de son absence.

Pas étonnant que l’esprit soit ici radicalement différent de celui institué par l’église chrétienne puisqu’il va soutenir le réel en jeu dans l’appel de la voix du père afin qu’il trouve, chez le récepteur, le réel capable d’entrer en rapport avec lui : tel est le premier temps. Le deuxième temps concerne le passage que Lacan invite à nommer comme une inversion où nous avons reconnu l’importance du Signifiant du Nom du Père pour qu’advienne le Sujet comme émetteur de paroles. Comment penser cela ?

Sidéré, perdu, muet, insomniaque dans le premier temps de l’invocation, le prophète à venir n’est pas que perdu du fait que l’esprit cherche en lui le bon entendeur du réel de l’invocation pour s’y fier puisque, après ce premier temps où il ne sait pas, il pourra advenir comme parlant dans un deuxième temps, si un temps intermédiaire, celui de l’inversion, a pu être passé par le passeur qu’est le Signifiant du Nom-du-Père. Mais parlant de quoi ? Du lieu d’où il est advenu, du lieu d’où une voix inouïe lui a parlé et dont il ne peut, en quelque sorte, que prendre la parole.

La pensée biblique inverse les places par rapport à l’institution-église, l’esprit intervenant en deuxième lieu, mais surtout donne à penser que le père symbolique est réduit à une voix : nous sommes à l’opposé du dogme trinitaire.

Pour conclure

Faisant retour sur l’archaïque, commencement autant que commandement, que constitue pour l’enfant la rencontre de l’universel du langage et de l’univers d’une langue privée, la langue maternelle, j’ai essayé de transmettre ce qui, chez le premier, insiste dans le transfert.

La voix du père symbolique comme reste, objet cause du désir, ne délivre aucune signification puisqu’elle indique seulement qu’il y a une Autre direction, habituellement recouverte par le sens. Pour rendre compte de ces données, j’ai supposé que la religion chrétienne mettait au secret son invocation que le message biblique prenait en compte.

Je terminerai en signalant que Freud, pour lequel nous ne pouvons avoir que la plus grande estime dans la mesure où, découvrant l’inconscient, il a inventé la psychanalyse, n’est pas sans nous transmettre, aussi, lorsqu’il ne s’appuie que sur la signification -nous pouvons trouver ce penchant dans les analyses où il se met en scène courageusement-, que tout analyste peut être porté à ne plus prendre en compte l’univers premier du langage comme lieu insaisissable de la signifiance d’où un appel, s’il n’est pas récusé, conduit à la symbolisation, appel dont l’énigme est de convoquer une présence jusque là non présente, le Sujet de l’inconscient.

Montbéliard le 7 décembre 1999                      Jean Charmoille