La musique et le discours analytique [1]

Le Finale du Don Giovanni de Mozart, donné en 1995 à Amsterdam par The Englisch Baroque Solist sous la direction de John Eliot Gardiner, introduit le questionnement…

Qu’avons-nous entendu en écoutant et en voyant ce Finale du Don Giovanni[2]?

Que la musique de Mozart peut conduire Ailleurs[3] à partir de quelque chose d’inouï et d’invisible qui s’y fait entendre.

Chacun de nous a pu percevoir, à un moment qui lui est propre et pour des raisons énigmatiques qui le concernent, au-delà des vibrations sonores, la présence soudaine d’une pulsation intime dont l’apparition répondait à une vibration issue et transmise par les instruments de l’orchestre et la voix humaine.

Ce temps que l’opéra, comme l’art, peut créer est nouveau au sens où, dès qu’il apparaît, il disparaît. Quand il se donnera à nouveau, il sera Autre. Notre hypothèse est qu’il n’est pas étranger à ce qui est à l’origine de ce nouveau discours que Lacan nomme le discours analytique.

Nous partons de notre expérience du cri de Don Juan et de ce qu’elle permet de traverser dans le champ analytique du transfert.

Remarquons d’abord que l’engagement subjectif dans une expérience ne va pas de soi.

C’est ainsi que dans ce Finale, le verbe et la musique peuvent s’allier dans la perspective habituelle, celle de la culpabilité. Il n’y a pas de subjectivité puisque l’auditeur assiste comme spectateur à  l’intervention du Commandeur.

Il est impressionné par les notes longues de valeur généralement égale et les fréquents sauts d’octave ( « Giovan-ni »,  » invita-sti » ), le rythme noire- pointé-croche qui rappelle la tombe d’où il vient, la conclusion lapidaire « Ah, tempo piu non v’é »,  (« Ah, il n’est plus temps »)  sur une mélodie chromatique descendante au rythme long et régulier de rondes où le temps semble perdu , les recto-tono avec lesquels il n’y a pas de discussion possible…

Ces données ne sont pas sans intérêt. Elles décrivent un Commandeur non-dupe[4], celui à qui on ne la fait pas, peut-être parce qu’il nous habite. Cette fascination ne risque-t-elle pas de nous occuper trop?

Pourtant, ce que l’expérience du cri de Don Juan peut apprendre, c’est l’existence de l’Autre chose[5] et il n’est pas impossible que l’analyste puisse prendre de la graine[6] de l’opéra pour approcher ce que l’art de Lacan l’analyste-analysant voulait, sans doute, mettre à l’épreuve par l’expérience de la passe.

Approchons-nous de ce passage. Qu’advient-il quand le cri de Don Juan fait entendre, chaque fois qu’il est écouté, ce quelque chose d’Autre, sans savoir quoi?

D’abord, un premier temps où se dévoile que l’interprétation du cri comme horreur devant l’abîme l’emprisonnait jusque là.

Avoir entendu « ce je ne sais quoi » où les Précieuses reconnaissaient la présence de l’esprit fait revenir ce récepteur sur « Le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée »[7] pour découvrir que le fixe de la signification ne cesse de retenir l’être parlant en prison.

Quand il découvre ce qu’il ne savait pas qu’il savait, les portes s’ouvrent et plus rien n’est comme avant.

Don Juan n’est plus le « dissoluto punito » tant attendu puisque l’angoisse l’habite et qu’il revendique le droit à la parole : « Che vuoï ?  » (« Qu’est-ce que tu veux ? »)

Le Commandeur peut bien continuer à  déployer sa stratégie sans appel par le poids des mots, le changement du rythme de la versification, l’accélération du tempo, la pression des recto-tono et des accords de 7ème diminuée, son pas peut bien être scandé par le rythme funèbre noire-pointée-croche…

Don Juan est ailleurs. Il ne se dérobe plus, il donne « sa » main et c’est du jamais vu :

De la tension qui s’est emparée de son être, sort d’abord une suffocation  « Oi-mé », ( « Oh! ciel » ), livrée par la tension d’un accord de septième diminuée, et sonne, et résonne à perte de vue, le cri comme signifiant ouvert à tous les sens…

Génial Mozart de transmettre un Don Juan qui n’est plus invité à se nourrir des commandements puisqu’il est invoqué à partager l’inouï et l’invisible donnés gratuitement.

Accepter de reconnaître ce Don Juan-là, cet Inattendu, implique une certaine angoisse qui permet de supposer que Don Juan, lui même, aura entendu  « ce je ne sais quoi »  qui est du même ordre que ce qui aura déjà arrêté cet entendeur en écoutant son cri. En somme, il en répond comme de lui-même.

J’en étais là lorsque Jean-Michel Vives[8] m’a fait connaître l’existence d’ une mise étrange au début de la rencontre du Commandeur et de Don Juan qui aurait été reconnue par Darius Milhaud dans la réplique du Commandeur : « Chi si pasce di cibo céleste« .

Il s’agit d’une série de douze sons à partir de laquelle il a composé la musique de l’apparition du prophète Jonathan venant reprocher à David de s’être laissé corrompre par la chair, dans son opéra David, en 1952.

On ne peut que courber la tête devant la présence de cette Etrangère à la loi souveraine de la tonalité et le fait que Darius Milhaud soit le seul à l’avoir entendue lui confère la dénomination de « Savoir Supposé Sujet » où Lacan reconnaît la fonction de l’écrit[9].

La voix du Commandeur aura passé, en contrebande, la dimension de l’esprit et de sa trace, l’écrit.

Il aura fallu un Don Juan pour entendre cette trouvaille, la seule qui vaille, dans la voix humaine de celui qui erre.

Reconnaissante, elle laisse , un écrit, la trace inouïe de son passage, une composition  silencieuse nouant l’orchestre et la voix humaine : du jamais entendu…

Les douze sons sont numérotés

Mozart n’en reviendrait pas : il aura trouvé la musique qui noue, dans le même temps et le même espace, et les lois de la tonalité et une loi qui s’en émancipe par la libération de la dissonance[10].

Le psychanalyste peut éclater de rire, Mozart lui fait penser à cet artiste qu’il rencontre parfois, le sujet de l’inconscient, à l’origine du mot d’esprit, création qui condense à la fois un mot déjà connu et quelque chose d’inattendu pour en faire du jamais entendu.

Mais Don Juan, nous le savons tous, ne saurait disparaître. Spirituel, ce Don Juan nouveau venu se met plus en direction de l’illimité qu’il ne transgresse les limites de la loi; il ne cesse de s’approcher de l’insaisissable féminin sous couvert de conquêtes féminines.

C’est pourquoi nous l’avons invoqué d’abord pour approcher, à présent, le  moment de vacillation dans la voix de Fiordiligi, au coeur de l’Acte II de « Cosi fan tutte » dans l’aria « Per piétà » où résonne quelque chose qui ne va pas avec ce qu’elle dit.

Bien sûr, le penseur qui nous habite se torture pour savoir si l’amour qui l’enchante s’adresse à Guglielmo ou à Ferrando,  mais il ne peut conclure sauf peut-être qu’elle les aime les deux à la fois. Si « elles sont toutes les mêmes » (« Cosi fan tutte« ),  sur quoi bute-t-il, en fait?

Sur une réserve, qui le dépasse, un secret; la dimension du féminin que nous avons promu comme ce qui pousse Don juan vers les femmes. Son amour ne s’adresse ni à la personne de l’un, ni à celle de l’autre puisqu’il est l’Amour de l’Altérité.

Si la voix de Fiordiligi nous emporte vers l’apaisement, c’est parce qu’elle invoque  cette Etrangère, que le son lui a fait découvrir pas tout à fait étrangère au moment où il l’a invoquée. Elle se plaît, se complaît à lui adresser son salut et nous invite à la jouissance Autre, « la jouissance qu’il faut (qui) est à traduire la jouissance qu’il ne faut pas »[11]

Cette expérience de l’Autre jouissance intéresse le psychanalyste dans la mesure où le transfert la donne gratuitement dans le son de la voix humaine comme ce qui peut faire sortir de la prison que sont le symptôme et la compulsion à la répétition.

C’est ainsi que je suis reconnaissant à un analysant d’avoir entendu mon « bonjour » comme jamaisentendu.

Il en a résulté pour lui la disparition d’un symptôme particulièrement invalidant et, pour moi, l’invocation du cri de Don Juan qui m’a guidé et me pousse encore une fois, avec vous, en direction de cet Ailleurs, en présence de qui le poète  R.M. Rilke ouvre les Elégies de Duino[12] :

« Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des Anges?

Et cela serait-il, même, et que l’un d’eux soudain me prenne sur son coeur : trop forte serait sa présence et j’y succomberais.

Car le Beau n’est rien autre que le commencement de terrible, qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore; et si nous l’admirons, et tant, c’est qu’il dédaigne et laisse de nous anéantir.

Tout ange est terrible. Il me faut donc ainsi me retenir et ravaler en moi l’obscur sanglot, ce cri d’appel. Mais hélas! Vers qui se tourner?

A qui donc, mais à qui donc peut-on s’adresser? A l’ange, non! A l’homme, non!

Et les animaux pressentent et savent, dans leur sagesse, qu’on ne peut pas s’y fier : que nous n’habitons pas vraiment chez nous dans le monde interprété »

     Paris 24 août 2005                                     Jean Charmoille


[1] Cet essai, écrit un an après un exposé improvisé au festival d’Art Lyrique OPUS-GATTIERES Autour de « Cosi fan tutte » de Mozart à Saint Paul les 31 juillet et 1er août 2004, prend en compte les questions qui ont suivi et les élaborations qui sont venues dans l’année 2004/2005 au cours de mon séminaire à Paris.

Le premier Numéro de la revue Insistance éditée chez Erès en octobre 2005 offre un développement sous le titre « Mozart et le cri de Don Juan ».

[2]  J’écris Don Juan en italique quand il s’agit de l’opéra, réservant l’écriture normale quand il s’agit du personnage.

[3] comme lieu impensable de l’Altérité puisque le temps est l’espace et réciproquement

[4] en hommage au séminaire de Lacan Les non-dupes errent, notamment à la séance du 9 avril 1974.

[5] A rapprocher de l’Altérité déjà cité mais aussi d’une jouissance Autre qui vient à notre rencontre à la fin de ce texte.

[6] Il ne s’agit pas de l’explication psychanalytique de l’art et de l’opéra en particulier.

[7] J. Lacan Les Ecrits Seuil pp 197-213

[8] Je le remercie de m’avoir donné cette information.

[9] Le 9 avril 1974, Les non-dupes errent. Séminaire inédit déjà cité.

[10] Jusque là, la dissonance, qui essayait de faire entendre ce qui échappe à la loi souveraine de la tonique, devait revenir dans les limites de la consonance. Schoenberg, dans son deuxième quatuor à cordes, en 1907-1908,  remet en cause l’autorité qui dirige la musique occidentale, en libérant la dissonance. Nous supposons qu’il fait entendre, par cet acte sans précédent, le champ illimité de l’Altérité en musique.

[11] J Lacan. Encore.  Séminaire du 13 février 1973. Seuil p 55.

[12] R.M.Rilke Les Elégies de Duino. Les sonnets à Orphée. Edition bilingue. Points p.9.