Freud l’artiste, dans les Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité*

Quand Freud écrit le manuscrit qui deviendra  » Les trois essais sur la théorie de la sexualité », il rédige aussi, sur une autre table de travail, le manuscrit du « Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient »

Sans doute passe-t-il de l‘un à l’autre. Le lecteur peut être surpris de l’apprendre car il n’y a rien d’évident qui lie ces deux ouvrages.

A l’occasion du premier centenaire de la publication des « Trois essais sur la théorie de la sexualité » de Freud qui nous réunit à Mexico grâce à l’invitation de la Red Analitica lacaniana, je vais essayer de vous transmettre que Freud, dans ces deux ouvrages, est conduit par la même question qui met en continuité symbolique de façon inattendue  » Le mot d’ esprit et ses rapports avec l’inconscient  » et « Les trois essais sur la théorie de la sexualité ».

Dans le développement de la troisième partie sur « les transformations de la puberté », il revient sur l’importance de l’apparition de « l’angoisse infantile » dans « la découverte de l’objet ».

Il explique que la personne aimée étant absente, l’investissement libidinal ne peut trouver satisfaction. Alors « les enfants dont la pulsion sexuelle est précoce ou est devenue excessive et exigeante » se comportent déjà comme l’adulte : « la libido se change en angoisse dès le moment qu’elle ne peut atteindre à une satisfaction. »

Partons de cette évidence pour autant qu’une note[1]. explique comment, « pour se défaire de ses angoisses, par la transformation de la libido, il (l’enfant) aura recours aux mesures les plus puériles »

Qu’est-ce donc que l’enfant peut apprendre à l’adulte qu’il aurait oublié puisqu’il a été enfant ?

Pour rendre hommage au génie de Freud comme inventeur de la psychanalyse et à ce qu’il y transmet au-delà de son dit, arrêtons-nous à ce qu’il rapporte des  propos d’un garçon de trois ans plongé dans l’obscurité, qui supplie sa tante de lui parler pour l’arracher à l’angoisse qui le saisit.

 

« Tante, sprich mit mir ; ich fürchte mich, weil es so dunkel ist“
Tante, parle avec moi ; j’ai peur de moi, parce que, comme ça, c’est sombre.

Et la tante de lui lancer :
“Was hast- du denn davon ? du siehst mich ja nicht”
Qu’est-ce que tu as donc avec ce propos ? tu ne me vois pas.
« Das macht nichts, antwortete das Kindwenn jemand spricht, wird es hell“
Ca ne fait rien, répond l’enfant, dès que quelqu’un parle, ça devient éclatant. 

La tante ne comprend pas comment le fait de parler peut arracher à l’angoisse puisque la disparition du visible, cause évidente de l’angoisse, sera toujours présente.

Un malentendu est apparu entre les deux interlocuteurs. Mais qu’est-ce qui « touche »[2] Freud au point qu’il doit le dire au lecteur par l’intermédiaire de cette note? Cet ajout qui lui vient dans l’après-coup serait-il la trace de pas vers l’autre table où s’élabore « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient« ?

Nous supposons que Freud a entendu la tension du cri du cœur de ce jeune enfant de trois ans, au-delà de ce qu’il dit et que l’angoisse qui affecte ce petit d’homme est féconde de le « toucher » lui-même et de le pousser à la faire entendre au bon entendeur.

Comme le nouveau-né à venir qui entend dans la voix maternelle la tension du conflit entre le son et le sens qui va le marquer à jamais, nous sommes en compagnie de  Freud à l’opéra et nous pouvons entendre dans la voix de cet enfant aussi bien l’illimité de la signifiance que les limites de la signification.

Laissons donc la tante à la lumière de ses luminaires et suivons le cri inouï qui est porté par la voix de cet être parlant. Approchons- nous, au-delà du dit de la langue allemande, du dire qui se fait entendre et que Freud nous transmet comme passeur sans le savoir. Bien qu’il soit impossible à dire avec des mots, risquons ce commentaire :

« Ma chère tante, je ne suis pas sans savoir que, quand la lumière est enténébrée, la disparition du monde du visible et de l’audible où je trouvais les repaires spatio-temporels bien connus depuis que je les ai découverts lors du stade du miroir fait apparaître une part inconnue de moi qui m’effraie. Alors, je t‘en supplie, parle avec moi »

Et la tante, bien installée dans ses certitudes, de manifester sa surdité moïque et surmoïque à tout ce qui n’est pas évident :

« Qu’est-ce que tu me racontes ! On ne me la fait pas, à moi. Quand  tu ne me vois pas, ta parole et ma parole n’ont aucune  valeur. Ne sais-tu pas que le vu et l’entendu vont ensemble et que l’absence du vu rend l’entendu sans effet ?Si tu l’ignores, je te l’apprends. Tiens le toi pour dit. »

Et pourtant l’enfant ne se laisse pas fixé par ce commandement. Il insiste, poussé par un mouvement pulsionnel auquel il se fie :

« Mais ma tante, Il n’y a rien à voir et à entendre encore moins à comprendre, c’est magique : au moment même où quelqu’un prend la parole, l’étincelle de l’esprit m’habite. »

La lumière du mot d’esprit est passé d’une table à l’autre. Le circuit pulsionnel a produit le signifiant « wird es hell » comme pur signifiant.

C’est incroyable… Un autre monde se donne, celui de l’illimité que Lacan nomme « La chose humaine » en s’appuyant sur ce que Freud rencontre par le biais de « das Ding ». Un nouveau temps est créé, celui du surgissement de la pure signifiance comme effet de la division entendue dans la voix humaine par le bon entendeur qu’est Freud sans le savoir.

Et sonne l’esprit du mot d’esprit. Et s’ouvre la porte du jamais vu et du jamais entendu que ne cessent de transmettre les artistes, qu’ils soient, musiciens , danseurs, peintres, sculpteurs et autres. Et résonne le mi-dire dans la voix de Lacan, le 24 juin 1964, dans la dernière séance de son séminaire sur « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » quand il suppose que la fin de l’analyse conduit, au-delà du fantasme,  « vivre la pulsion »,

C’est cette direction qui nous met au travail dans le mouvement Insistance à partir de la pulsion invoquante que Lacan nomme en mars 1964 comme « l’expérience la plus proche de l’inconscient »

Elle repose sur le fait que le transfert est un lieu d’insistance où le réel qui s’est émancipé du symbolique et de l’imaginaire avec qui il était noué pour définir une signification donne naissance à ce temps inintelligible, incompréhensible, énigmatique qu’est la sidération de la pensée.

Alors, et seulement dans l’après-coup de ce temps de deuil de la pensée, le réel de l’appel de l’Autre, inouï de ne pas se faire entendre avec les oreilles, peut être reçu par une présence soudainement invoquée.

Si le discours psychanalytique est un discours « d’exception », c’est sans doute parce qu’il est, comme expérience de discours, le seul qui suppose le passage de ce récepteur invoqué par l’appel de l’Autre à l’émetteur de parole invoquant l ‘Altérité : « es wird hell ».

« Wo es war, soll Ich werden »

Là où c’était, la lumière enténébrée, l’éclat de la lumière comme pur signifiant a à venir à l’existence.

Paris le 23 février 2005                                   Jean Charmoille

 

*Communication au Colloque organisé par la Red Analitica lacaniana à Mexico dans le cadre des activités de Convergencia les 18, 19 et 20 février 2005


[1]S. Freud Gesammelte Werke V p. 126
[2] Il ne s’agit pas de penser mais d’une perception interne que nous pouvons nommer inconsciente