D’où vient la voix ?

Quoi, peut se dire dans la voix qui chante que ne sait pas que sait la voix qui parle et que l’inconscient peut, un jour, faire entendre ?

Un savoir, qui renouvelle la plus-value de Marx puisqu’il vient du producteur qu’est l’être parlant. Lacan l’a nommé « plus-de-jouir », l’a écrit par une lettre, (a), pour signifier qu’il n’a pas d’être.

Il ne va pas de soi, la topologie où il se fait entendre détestant toute topographie. Il est, comme l’inconscient, sans que quiconque puisse dire ce qu’il est. Le plus, c’est d’essayer dire, comme Freud, ce qu’il en est dans chaque cas mais seulement à partir du discours qui le suppose.

Il en résulte que la voix peut bien avoir un être, celui que les données de la science lui confère, mais ça n’est pas ça qui peut entrer en consonance avec l’inconscient.

Approchons. La pratique du discours qu’est la psychanalyse découvre que l’être parlant est radicalement séparé d’un savoir, celui de l’Autre, de l’Autre sexe plus précisément, à ceci près que ce dernier n’est pas celui des données anatomiques. Aussi le bien connu « il n’y a pas de rapport sexuel » énoncé par Lacan est sous-entendu dans la structure, c’est-à-dire dans les effets de l’entrée en jeu du langage où l’inconscient opère.

Il peut arriver toutefois, et c’est l’enjeu d’une psychanalyse, qu’un rapport ne soit soudainement pas impossible avec l’Autre, quand ce qui ne cessait pas de s’écrire, cesse tout à coup. Alors, de cette nécessité défaillante, la contingence peut surgir, soit ce qui cesse de ne pas s’écrire et le possible d’un rapport n’est plus impossible.

L’inconscient est passé, comme une fugitive. Un gain, nommé par Freud « Lustgewinn » à propos des processus primaires du rêve, a touché l’être parlant. Il accède, mais c’est précaire, au savoir de l’Autre que la langue écrit « jouï-sens » pour ne pas fermer le sens.

Développons. La voix n’est plus d’échange mais d’usage qui ne se donne pas du videre latin comme voir de l’évidence, puisqu’il faut au contraire l’évider, la vider de l’échange.

La voix que nous supposons en rapport avec l’inconscient a une mise à prix : il faut y mettre de sa peau, de ce qu’il soit plus difficile d’en jouir que de l’acquérir, de ce que c’est dans le chaque fois de son exercice qu’elle se donne, de ce que la jouissance de son exercice est identique à celle de son acquisition.

S’en approcher fait passer par d’autres champs, l’ethnologie notamment. Mais c’est pour s’en démarquer et rendre hommage à celui qui l’a renouvelée, Claude Levi-Strauss, car le terrain où elle travaille n’est pas détrempé d’’inconscient selon les deux opérations que sont la métaphore et la métonymie : le mythe ne condense pas comme la première, il explique ; il ne déplace comme la dernière, il loge.

Soulignons, toutefois, que la tradition orale qui l’inspire, démontre que la voix recèle quelque chose qui dépasse l’usage sensé des mots et des significations. L’opéra n’est pas loin, qui a poursuivi Lévi-Strauss dans l’organisation de ses travaux, il le rappelle, le 1er août 1978, « Là, (à l’opéra),c’est la voix plus que la parole qui compte.» Suivons-le.

La voix qui chante à l’opéra n’est pas née dans une corbeille de fleurs. Dans la seconde partie du XVIème siècle, elle a dû sortir d’un jeu complexe de superpositions de lignes mélodiques qui l’emprisonne.

Il faudra l’apparition très audacieuse du salon florentin de la camerata du comte Bardi pour qu’elle sonne dans la première œuvre qui peut porter le nom d’opéra, l’ Orféo de Peri en 1600. C’est encore seulement de déclamation chantée dans un récitatif qu’il s’agit ; mais elle n’est plus gardée à vue.

Aussi, un certain Montéverdi, sept années plus tard, la fera chanter dans ce que nous connaissons comme le premier opéra, Orféo lui aussi, où, à côté du débit constant de la voix de chant (comme la faisait chanter Péri), un chant plus souple se déploie avec des morceaux vocaux au milieu desquels des ritournelles instrumentales articulent le discours naissant de l’opéra.

Le baroque la confirme. Le « bel canto » du début du XIX siècle en montre les crinolines. Les planètes Verdi, Wagner, Puccini et autres compositeurs du XIX et du XXIème siècle en donnent le parfum. Le développement du répertoire lyrique se répand et les amateurs sont prêts à tout pour entendre la voix de leur diva.

Mais qu’est-ce qui « se jouït » dans la voix qui chante à l’opéra et que la voix qui parle peut entendre et faire entendre ? Nous revenons à notre point de départ qui dépasse le « pourquoi chanter ? » bien connu, dans la mesure où un « parce que » viendra toujours clore le questionnement que, justement, il faut laisser ouvert.

Il peut arriver, et c’est le pas que je voudrais faire, que chanter ne vienne pas tant du plaisir d’avoir vu ou entendu une belle voix que de l’après-coup d’avoir été arrêté, un jour, en écoutant certaines voix. C’est le témoignage du ténor, Placido Domingo, adolescent, à l’écoute des voix de Mario Del Monaco, de Caruso et d’autres…

Alors, comme lui, le chanteur à venir ne cesse de les entendre, cette nécessité lui ouvrant le monde du répertoire de l’opéra sous la direction d’un professeur qui lui permettra de trouver la sienne, non pas tellement à partir de la tessiture qu’il possède naturellement, que surtout en fonction du timbre de soprane, de ténor, d’alto, de baryton, de basse, qu’elle recèle déjà et qui ne peut s’entendre que par celui qu’elle aura trouvé.

Il lui faudra du temps pour en produire la rondeur, le brillant, la couleur, la justesse, chacun de ses attributs étant le fruit d’un travail conséquent. Peu s’en faut que parfois il ne défaille…
Mais qu’est-ce qu’il a entendu pour qu’il ne cède pas au bon sens qui ne cesse de lui dire parfois que ce n’est pas pour lui ? Qu’est-ce qui lui colle à la peau depuis ce jour qui pourra lui faire dire, après-coup, que son destin s’est « jouï» autrement à partir de cette rencontre ?
Quelque chose que convoque Gargantua pour son fils Pantagruel sous la plume de l’humaniste Rabelais, avant l’apparition des salons florentins : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »

Guiseppe Verdi, dans la seconde moitié du XIXème, l’avait rencontré, lui qui cherchait des chanteurs qui puissent « avoir le diable au corps » pour interpréter ses opéras. Rendons hommage à Daren Aronofsky, créateur du cygne noir du film « Black Swan » interprété brillamment par Natalie Portman dont le corps est affecté par une pulsation portée par une voix qui danse.

Guiseppe Verdi et Darren Aronofsky mettent en direction d’un corps qui n’est pas façonné par un créateur extérieur, qu’il soit Dieu ou un suprême quelqu’un comme la science, puisqu’il est porté par une voix qui peut se faire entendre, un jour, de façon inattendue. J’y reviens, encore, à présent, avec Lacan dans le travail de lecture de l’Antigone de Sophocle, en mai et juin 1960.

Celui qui avançait jusque-là dans la connaissance de ce qu’il faut pour le bien de la cité, le Chœur, est soudainement animé par la « sublimation créatrice » de la pulsion de mort qui le fait passer, par la catharsis, de consommateur sans fin du « manque à jouir » au producteur du « plus-de-jouir » qui jaillit d’un travail de texte livrant les « par-être » de la surface et du temps où brille le signifiant. Pour qu’ils soient opératoires, l’« Hilflosigkeit » de Freud animé par la pulsion de mort a dû faire perdre la tête à la conscience.

Alors, le Chœur ne pense plus à la jouissance distributive qu’il faut pour la cité. Alors, Antigone n’est pas la révoltée dont on nous rabat les oreilles dans les commentaires dans un conflit à mort avec Créon. Elle représente, comme sujet, rien de plus qu’un signifiant, μετά, avec, après, pour un autre signifiant.

Par la mise créative de la pulsion de mort, « ή Παις », la Gosse, entre dans l’indéfini où brille le visible du désir invisible, «  ἴμεῤος έναῤγής », qui la conduit vers la réalisation de son destin, « προς ατας », pour le dépasser, « ἐκτος ατας ».

Elle n’est pas celle dont l’être a peur de disparaitre dans un tombeau. L’entre-deux-morts, où elle passe, se donne comme le lieu et le temps où le signifiant fait trou, où le réel est affligé du symbolique, où toute représentation de la mort comme destruction s’évanouit d’elle-même.

Le cristal de la langue est supporté silencieusement par la voix dans le signifiant. Il aura fallu en payer le prix en cassant, un à un, les cailloux du sens. Ethique de la psychanalyse.

Un « plus » jaillit du trou qui le trouve. Un nouveau tempo pulse. Il éclabousse la vision du Chœur qui défaille. Le regard comme objet (a) sonne, à l’instar de Placido Domingo faisant entendre la couleur, le brillant, le relief d’une voix d’on ne sait z’où. Qu’adviendra-t-il ?

Je vais ponctuer ce point d’arrivée par ce qui peut advenir d’une psychanalyse au décours du virage où ce qui s’aperçoit, c’est le possible de : « vivre la pulsion » (Lacan le 24 juin 1964).

Pour faire remarquer d’abord que certains artistes qui ne sont pas psychanalystes l’ont nommé à partir de leur expérience. C’est l’ «impulsion-résolution » de l’interprétation musicale promue avec élégance par le chef d’orchestre que fut Célibidache. C’est aussi le message du proverbe cité par André Gide dans « Paludes » : « Numero deus impare gaudet » qu’il traduit par ce qui le sonne, « le numéro deux se réjouit d’être impair ». Et il a bien raison, André Gide, d’entendre que le deux est engendré par le premier impair qui soit, le Trois.

Pour souligner ensuite que ce nouveau tempo a trouvé Lacan dans la manipulation du nœud borroméen quand la jouissance phallique l’a cédé à la jouissance de l’Autre.

Je l’ai cherché, j’ai tourné en rond dans l’acquisition de connaissances musicales, psychologiques, médicales, psychiatriques, à prendre, à com-prendre, à re-tenir, jusqu’à ce qu’il me trouve, un jour, ce tempo, sur le divan, dans la production d’un signifiant qui fait trou :
« PA __ CHA ».

Il aura fallu encore que sonne, à nouveau, la signifiance dans le silence du cri de Don Juan.

Depuis, je manipule des sons qui me manipulent, dans ma pratique de psychanalyste aussi bien que dans celle de ténor dramatique.

Car si la voix qui parle sur le divan témoigne de la jouissance phallique puisque la pensée se sert des mots pour l’échange, c’est pour que cet usage soit usé jusqu’à la corde et qu’alors, de la béance produite, « se jouïsse » le signifiant de l’Autre.

Celle qui chante se doit aussi de partir de la même jouissance phallique pour poser la voix et acquérir la tessiture nouvelle à partir des voyelles, i d’abord, puis a et è, l’importante ouverture de la bouche donnant la couleur, la pression développée par la contraction des abdominaux et l’abaissement du larynx par la représentation de la hauteur de la note, conférant le timbre qui réveille.

Mais ce qui est attendu de cet usage, car la contingence n’oublie jamais l’être parlant, c’est qu’il fasse entendre quelque chose qui est du même ordre que ce que produit une psychanalyse, un signifiant nouveau pourquoi pas ?

Alors, jute, pour un instant, le « jouïr » d’une Autre Jouissance, celle qu’il faut, justement, de ce qu’il ne (la) faut pas.
Merveilleux langage, puisqu’il livre le point où le pas de la négation fait toucher à l’ex-sistence d’un autre monde, celui qui ne convient pas, non licet, quand le réel s’accède du symbolique.
L’être parlant ne saurait être qu’un égaré. Sa plus-value est là.
Sait-t-il qu’il le sait ?

Paris le 27 décembre 2012
Jean Charmoille, psychanalyste et ténor dramatique